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La vile basse et le quartier militaire en 1893
La vile basse et le quartier militaire en 1893

Alors que les tensions se multiplient entre les français de Diego Suarez et les merina du fort d’Ambohimarina, la population et les activités de Diégo ne cessent de croître et les voyageurs s’étonnent de la transformation du petit village de 1885 en une ville de plusieurs milliers d’habitants

Une population en forte augmentation dans tout le Territoire

En 1892, dans la Revue de la Société de Géographie de Marseille, le voyageur Marius Chabaud s’étonne de cette croissance rapide : « En 1885, Diego Suarez ne renfermait qu’une soixantaine de porteurs et de pêcheurs sakalaves ; depuis notre prise de possession, une population assez nombreuse est venue se grouper sous notre pavillon et, actuellement, il y a environ 10 000 habitants sur notre territoire dont 500 européens, 1 000 hommes de garnison, 1 500 créoles de La Réunion et de Maurice ; le reste est composé de Malgaches, Anjouanais, Indiens de Bombay, Malabars, Sakalaves, Grecs de Port-Saïd, etc. ».

Place de la Douane dans la ville basse
Place de la Douane dans la ville basse

Augmentation de la population dans le territoire français mais aussi dans la zone contrôlée par le Gouverneur d’Ambohimarina : « Le poste Hova d’Ambohimarine (sic), à proximité de notre territoire, a profité de cette prospérité; sa population a passé de 400 habitants en 1885 à 5 000 en 1891 ».
Le savant De Kergovatz, qui débarque à Antsirane en juin 1892, donne des chiffres à peu près semblables (et aussi peu attestés puisqu’aucun recensement n’a été fait) : « de la ville actuelle, il n’existait rien il y a sept ans, rien qu’une dizaine de huttes sur le rivage où vivaient une quarantaine de Malgaches, pêcheurs et pasteurs semi-nomades avec leur famille. Aujourd’hui Antsirane compte plus de 5 000 âmes, sans la garnison qui est d’un millier d’hommes; l’ensemble de la colonie est peuplé de près de 15 000 habitants, et tout y donne l’impression d’un pays en pleine voie de croissance et de prospérité »

Où résident ces 15 000 habitants?

Surtout à Antsirane, comme nous venons de le voir ; à Cap Diégo aussi, où se trouve une partie de la garnison. Beaucoup d’agriculteurs, malgaches ou réunionnais sont groupés dans la plaine d’Anamakia autour de la grande usine de la Graineterie française ; les autres s’échelonnent depuis la plaine de la Betaïtra jusqu’à la montagne d’Ambre.

Une ville en train de se construire

Le chiffre des habitations varie énormément d’un observateur à l’autre, ce qui peut se comprendre compte-tenu de l’aspect hétéroclite des habitations dont beaucoup ne sont que de simples huttes de paille. Chabaud, en 1892 parle de 390 maisons et 452 cases malgaches pour Antsirane ; de 36 maisons et 57 cases pour Cap Diégo; enfin, d’après lui, Anamakia renferme 12 maisons et 600 cases. En ce qui concerne Antsirane, le chef-lieu du Territoire, la ville, enserrée dans 4 hectares marécageux au bord de la baie de la Nièvre, commence à s’étendre sur le plateau où est déjà installé le quartier militaire. « La ville est divisée en trois parties bien distinctes: la ville basse ou cirque d’Antsirane, le plateau et le quartier militaire » (De Kergovatz). Si la ville basse regroupe encore la quasi-totalité des commerçants : « Les commerçants français, indiens, grecs, italiens, se sont installés côte à côte le long des trois ou quatre rues qui aboutissent au quai et à la place de la Poste », le plateau, où il était interdit autrefois aux civils de construire, est en train de se transformer : « C’est un véritable étonnement de voir s’étendre sur ce plateau presqu’à perte de vue toute une autre ville, aux larges rues, se croisant à angles droits, où déjà alternent avec les cases primitives de belles maisons en pierre ou en bois ayant leurs vérandas supportées par d’élégantes colonnes ». Et il ajoute: « Partout des maisons en construction; j’en ai compté plus de vingt le long d’une seule avenue ».

La rade en 1893
La rade en 1893

Du côté d l’Administration, on commence aussi à s’installer. Les militaires sont à peu près bien logés, sur le plateau, avec les « cases Maillard » préfabriquées, importées de France. En 1892, on peut lire, sous la plume du délégué de Diego Suarez, Henri Mager : « Le développement des casernes de la colonie est considérable ; sur le plateau d’Antsirane ont été construits les quartiers de l’artillerie et les quartiers de l’infanterie, avec, en avant, plus au sud, les casernes des tirailleurs ; au Cap Diégo sont les disciplinaires, les bâtiments de l’hôpital militaire et le cimetière militaire. L’ensemble de ces constructions a coûté plus de 5 millions de francs [plus de 16 millions d’euros NDLA] et il s’y trouve réuni plus d’un million de matériel ».
Les civil sont moins bien traités : le journal de Tamatave Le Madagascar, dans son numéro du 11 mars 1893, annonce que « On va incessamment entreprendre la construction de plusieurs édifices, notamment d’une Direction de l’Intérieur ». Il s’agit sans doute d’un bâtiment en dur (la Résidence du gouverneur) puisque la Direction de l’Intérieur existe déjà : il s’agit d’un bâtiment en bois qui n’aura pas une longue durée d’existence puisqu’il sera détruit par le cyclone de 1894 ! Le village malgache, lui, est installé à la place Kabary. De Kergovatz en donne une description : « Chaque case est entourée d’une palissade qui l’isole des cases voisines. Cette disposition a été exigée par un arrêté de police en vue d’empêcher la propagation des incendies ». C’est dans une de ces cases que résidera Kergovatz, puisqu’il n’y a pas encore d’hôtel à Antsirane. Il la décrit comme « une maisonnette de roseaux, à travers lesquels je passe facilement le bras » mais qui est fermée par une porte de « deux pouces d’épaisseur »!

Des activités réduites
Dans cette ville en développement, les activités sont essentiellement consacrées au commerce

Le commerce

Le commerce extérieur d’abord, avec le mouvement du port, assez actif. Marius Chabaud nous en donne une idée : « Diego Suarez est en relation avec la France par le paquebot mensuel qui dessert Maurice, La Réunion, Tamatave, Sainte-Marie, Nossi-Be et Mayotte. Le mouvement du port comporte une centaine de navires à l’entrée et autant à la sortie ». Mais l’activité du port est freinée par la difficulté à entrer dans la rade pendant la saison des alizés et par le manque de débarcadère. Il manque aussi un phare, puisqu’aucun n’existe encore. L’accès de la baie est donc interdit après le coucher du soleil. Aussi, comme le raconte Chabaud, les bateaux à vapeur qui se présentent tardivement sont « obligés de louvoyer toute la nuit ». Quant aux voiliers, ils sont parfois bloqués plusieurs semaines dans la baie car il n’y a pas de service de remorquage qui leur permettrait de sortir malgré les vents et les courants contraires.
Mais le mouvement du port se résume surtout au service des voyageurs et aux importations qui, d’après les bureaux de l’Intérieur, représentent environ 1 million par trimestre [3 270 000 euros NDLA]contre 200 000 ou 300 000 francs à l’exportation. Ces importations consistent en fers et métaux, tissus, riz et alcools. Cependant, depuis la création des usines de la Graineterie française à Anamakia, les exportations (de conserves de bœuf) ont énormément augmenté.
En ce qui concerne le commerce local, si les commerçants sont nombreux, ils vendent pour la plupart... de l’alcool. Tous les observateurs déplorent « le nombre étonnant de débits de boissons alcooliques qui pullulent dans toute la ville » et Kergovatz ajoute que « Les vins, bières, cognacs, liqueurs, rhums, entrent pour plus d’un tiers dans le total des importations, et plus de la moitié des commerçants d’Antsirane tiennent des cafés ou des débits ».

L’industrie

Elle est à peu près uniquement représentée par la grosse usine de conserves de bœuf qui a été créée à Anamakia et qui emploie, plus ou moins directement 12.000 ouvriers. Quant aux Salines, créées l’année précédente, elles n’ont pas commencé à fonctionner.

L’agriculture
Le Camp malgache Place Kabary
Le Camp malgache Place Kabary

Le ravitaillement de Diego Suarez pose problème. Aussi, le Gouverneur Froger fait-il tout son possible pour faire venir des cultivateurs, essentiellement de La Réunion. En 1893, H. Mager, délégué de Diego Suarez au Conseil supérieur des colonies, envoie la note suivante : « La Chambre a voté un crédit de 50 000 francs [163 500 euros NDLA] destiné à favoriser l’émigration vers notre jeune colonie de Diego Suarez. Un égal crédit se trouve inscrit au budget de 1894. Seuls les cultivateurs peuvent obtenir une part de ces libéralités ». Les candidats à l’émigration doivent adresser aux autorité un certificat de culture et, s’ils sont agréés, l’administration leur accorde, à leur arrivée à Diego Suarez « une concession de terre à titre gratuit, des outils, des semences et des vivres pendant quelques mois si c’est nécessaire ; il a même été question de leur donner une case et une vache laitière ». D’après le journal Le Madagascar du 15 décembre 1892 « de nombreux colons sont venus de France, et de La Réunion surtout, pour fonder des exploitations agricoles. Le sol n’est pas ingrat, il produit de tout, moyennant un faible travail. Maïs, riz, tabac, café, fruits et légumes de toutes sortes et de tous les climats. La vigne et le fraisier commencent à s’y multiplier, la pomme de terre donne un rendement presque égal à celui de France...». Tableau idyllique qui ne correspond pas vraiment à la réalité, de sorte que beaucoup de colons, déçus, repartiront plus pauvres qu’ils n’étaient venus. Mais, d’après Le Madagascar, la faute n’en est pas aux hommes ni à Dame Nature mais au...manque de routes. En effet, Antsirane est une île : passé l’octroi, il n’y a plus de route. Aussi, si l’on en croit le journal de Tamatave, « lorsque les produits de l’agriculture arrivent à Antsirane, grevés de frais énormes, souvent avariés, le bénéfice du colon se trouve fort réduit ».
De fait, le crédit de 100 000 francs, voté par un amendement du budget des colonies et obtenu par le député de La Réunion François de Mahy (qui, en 1892, a rendu visite aux 300 créoles réunionnais d’Antongombato qui travaillent pour la Graineterie française) est destiné aux routes. En effet, le manque de routes fait partie des problèmes d’infrastructures qui se posent en 1892-93 aux autorités de Diego Suarez, problèmes qui mettront des années à trouver une solution... quand ils trouveront une solution !
(A suivre)
■ Suzanne Reutt

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