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Catégorie : Histoire
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L'escadre Russe en rade à Nosy be
L'escadre Russe en rade à Nosy be

La flotte russe de l’Amiral Rodjetsvinsky arriva à Nosy Be à la mi-janvier (calendrier grégorien) et y resta 2 mois à attendre. A attendre quoi ? Officiellement, que toute la flotte soit réunie dans les eaux de Madagascar. Mais, à bord des bateaux, chacun savait que cette longue escale allait être le dernier répit avant le voyage vers une mort presque certaine.

Une flotte « invisible »

Normalement, la 2e division de la flotte, sous le commandement de l’Amiral Foelkersahm, qui était passée par le canal de Suez, devait rencontrer l’escadre de Rojestvensky dans le port militaire de Diego Suarez. Cependant en raison des lois internationales, la France — pays neutre dans le conflit russo-japonais — n’avait pas le droit de donner asile à une des escadres belligérantes dans ses eaux territoriales. Seuls deux bateaux, dont l’Anadyr, firent escale à Diego Suarez. Le gouvernement français proposa donc à la Russie de choisir un lieu plus discret que le Point d’Appui de la flotte. L’escadre mouilla alors dans la rade de Nosy Be. Cette flotte russe qui comporta jusqu’à près de 50 bâtiments, dont des cuirassés et des croiseurs, resta donc « invisible » aux yeux de la France qui l’accueillit dans les eaux de Madagascar. Bien sûr, le gouvernement japonais, directement concerné, informa ses homologues français que, d’après ses renseignements « la flotte russe, au moins pendant le mois de janvier, était restée mouillée en vue de Hell-Ville (Nosy Be) dans les eaux territoriales, les contre-torpilleurs à 4 ou 500 m de la jetée, l’escadre à 10 ou 15 minutes en canot » …Le gouvernement japonais demanda au gouvernement français quelles mesures seraient prises. La réponse fut qu’une enquête immédiate allait être ordonnée et que, si « dès avant la conclusion officielle de cette enquête, il était prouvé que l’amiral Rodjetsvinsky avait séjourné dans les eaux françaises dans des conditions contraires aux règles de neutralité, il serait aussitôt prié de s’éloigner » (Histoire de la guerre russo-japonaise). Le gouvernement japonais n’eut jamais les résultats de l’enquête. Et l’escadre russe resta deux mois à Nosy Be !

L’arrivée à Nosy Be

Ce séjour des marins russes à Nosy Be ne sera pas l’escale paradisiaque que l’on pourrait imaginer. D’ailleurs, il commence mal.
Tout d’abord, l’arrivée à Nosy Be a été précédée par de mauvaises nouvelles : les russes ont appris la défaite de leurs forces à Port Arthur et la destruction de la flotte du Pacifique. Ensuite, l’approche elle-même est assez angoissante : « Nous allons par un point rarement exploré et pas sondé ; la carte indique des hauts-fonds et le chenal est très étroit ; sa profondeur est inconnu. Nous risquons de nous échouer » (Polinovski). Le 20 janvier, la flotte approche de Nosy Be où elle doit faire sa jonction avec la deuxième division de la flotte, passée par le canal de Suez. Elle n’est pas encore à l’ancrage que l’on apprend que l’équipage du Roland s’est mutiné. Ordre a été donner de tirer, s’il le faut, sur les marins. Pourtant la première impression de l’Île est enchanteresse : « Je regardais et vis que nous étions arrivés à Nosy Be. Je courus sur le pont et vis une image merveilleuse. La baie, la mer calme, les collines tout autour, surtout deux, couvertes de bois épais, se faisant face à l’entrée. Le soleil est brûlant. » (Polinovski). Le matelot Novikov-Priboï est aussi enthousiaste : « Malgré la chaleur insupportable, nous étions tous sur le pont en quête d’impressions nouvelles. Nos regards, attirés par l’exotisme du spectacle, embrassaient les montagnes mauves semblables à des voiles gonflées, les collines brillantes de plantes vert émeraude, l’ombre mystérieuse des gorges et les contours sinueux des côtes. Les vieux marins affirmaient que, par sa beauté, Nosy Be pouvait rivaliser avec la baie de Naples. »
A son arrivée la flotte est accueillie par un « petit et rapide torpilleur français, tout fier de la blancheur de sa coque, arborant sur son mât le signal de bienvenue. » Et l’entrée dans la rade est triomphale avec, sur les vaisseaux déjà en rade, les musiciens qui jouent des marches militaires ! A Nossi-be les deux divisions de la flotte se retrouvent : « La réunion de notre amiral et de l’amiral Folkersham est très chaleureuse. Ils se sont embrassés. » (Polinovski). Mais les marins de l’escadre Rodjetsvinsky sont un peu jaloux de leurs homologues passés par Suez qui ont eu un voyage plus court et souvent le droit de descendre à terre alors qu’en deux mois de navigation les hommes de la première division ont été obligés de rester à bord. De plus, le contre-amiral Foelkersahm s’est montré plus humain que Rodjetsvinsky : « A l’approche des tropiques, il fit distribuer à tous ses matelots des casques coloniaux tandis que nous avions été obligés de nous protéger du soleil avec des torchons » (N-P). Mais à Nosy Be, les marins vont enfin pouvoir quitter le bord…

Premières impressions de Nosy Be

Les premiers contacts avec l’île sont assez tristes : la chaleur est insupportable pour les Russes et plusieurs souffrent d’insolation. « Nous n’avions jamais autant souffert de la chaleur qu’à Nosy Be [...] Nous étions dévorés par une soif continuelle et nous ingurgitions des quantités énormes d’eau de mer distillée et filtrée. Cette eau tiède avait un goût nauséabond si on n’y mettait pas un peu d’acide citrique » (N-P). Aussi de nombreux marins tombent-ils malades ; par ailleurs, les accidents sont nombreux et un des premiers contacts avec la terre ferme sera la messe d’enterrement de deux marins, une triste cérémonie que décrit Polinovski : « Au cimetière le service religieux a été lu, les cercueils descendus dans les tombes et l’escorte a tiré trois salves. De simples croix ont été érigées et puis tout le monde s’est dispersé. [...] Deux Russes sont partis, couchés dans leur tombe, loin de leur patrie, parmi les étrangers, avec un modeste tombeau surmonté d’une inscription grossièrement sculptée ». Les Russes sont surpris par ce qu’ils découvrent à Nosy Be et qui est si loin de ce qu’ils connaissent : « La population de Nosy Be est mélangée. On peut rencontrer des nègres, des Malais, des Juifs, des Indiens et quelques Européens. Les chevaux sont rares et vous voyagez dans des litières portées sur les épaules des hommes. Il existe de nombreuses races de singes, perroquets, lézards, crocodiles etc. Les bovins sont nombreux ; les bœufs ont des bosses et d’immenses cornes ». (Polinovski)

La vie des russes à Nosy Be

Tout d’abord, privés de nourriture fraîche pendant des semaines, les russes font provision de viande, et les ponts des bateaux ressemblent à des basses-cours : « Sur le pont, les bœufs sont debout prêts à être abattus pour la viande, sans parler des poules, des oies et des canards ».Mais la ménagerie ne s’arrête pas là : « On a apporté un lièvre, un porc-épic et un chien du rivage » ; « Dans les cabines il y a des singes, des perroquets et des caméléons ». « Le Souvarov est devenu une ménagerie flottante » (Polinovski). Il faut dire que, lorsqu’ils ne sont pas autorisés à aller à terre, la vie est plutôt monotone pour les marins.
Et inconfortable.

Amiral Felkersam, qui a dirigé l’escadre Russe passée par le Canal de Suez
Amiral Felkersam, qui a dirigé l’escadre Russe passée par le Canal de Suez

D’abord, il y a la chaleur, insupportable dans les bateaux ; aussi, très souvent, les officiers dorment sur le pont avec les équipages pour trouver un peu d’air frais. Mais beaucoup de marins sont malades : insolations, sans doute paludisme. Tous les jours, ou presque, il y a un mort dans l’escadre. S’il s’agit d’un officier, il est immergé avec les honneurs. « Le service funéraire offrait un spectacle pénible. Un torpilleur s’approchait du navire ; après avoir embarqué le défunt, il se dirigeait vers le large. Au coup de canon tous les pavillons étaient mis en berne, l’orchestre jouait un hymne religieux, les officiers et les équipages s’alignaient sur les ponts des gaillards. Au large, le cadavre enfermé dans un sac avec un poids attaché aux pieds était lancé dans les flots. Le bruit sourd des vagues accompagnait la disparition subite de l’homme ». La nourriture laisse à désirer : quand les glacières sont en panne, la viande pourrit vite. Même la viande salée stockée dans la cale commence à se décomposer : « nous fûmes bientôt obligés de la jeter à la mer, mais le courant et le vent la ramenaient sans cesse dans la rade où elle répandait une puanteur insupportable » (N-P). Adolphe Mortages témoigne lui aussi de ces gaspillages : « Me rendant un jour à Ambodibonara, la pirogue où j’étais embarqué navigua pendant un certain temps à travers une centaine de ces gros quartiers avariés, dont le dessus était couvert d’oiseaux de mer, d’éperviers et de corbeaux ». Les marins voient d’ailleurs dans ces pannes frigorifiques du bateau-glacière français l’Esperance le « sabotage des matelots français, qui n’avaient aucune envie d’aller s’exposer au danger en même temps que nous » ! Il y a également de nombreux accidents pendant les travaux de maintenance (beaucoup de pannes sur les navires nécessitent des interventions, souvent dangereuses). Par ailleurs, après la longue traversée, les uniformes sont en lambeaux : « nos chaussures étaient complètement usées, et nous ne pouvions circuler nu-pieds sur le cuirassé qui était couvert de charbon. On nous donna l’ordre de tresser des sandales de cordes. Les matelots qui, jusqu’alors avaient toujours eu l’air propres et corrects ressemblaient maintenant à des vagabonds et s’en plaignaient. » Ils se plaignent d’ailleurs de plus en plus… D’autant plus que les nouvelles font état d’émeutes et de mutineries en Russie… et que les marins se sentent solidaires…

Plusieurs débuts de révolte se produisent.
Le 19 février, l’équipage du Malay se mutine. Il refuse d’obéir au capitaine qui a toujours un revolver chargé sur lui et qui a ordre de tirer sur le premier qui désobéit. Le 20, la police militaire doit intervenir : 4 membres de l’équipage sont arrêtés et, après quelques jours de cellule, (dans des conditions effroyables de chaleur et de manque d’air) il est décidé de les mettre à terre et de les abandonner à leur sort. L’ingénieur Polinovski compatit : « Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Il n’y a pas d’emploi pour eux et ils ne possèdent pas les moyens de partir. Peuvent-ils rejoindre la Légion étrangère ? ». Sur le croiseur Nakhimov, l’équipage, nourri de galettes moisies se révolte et jette toutes les galettes par-dessus bord. Le vieux capitaine du navire parvient à ramener le calme mais, deux jours plus tard, l’Amiral Rojestvensky vient pour la première fois sur le bateau et, au lieu de s’enquérir des raisons du mécontentement des marins, il se borne à leur déclarer : « Je savais que vous étiez tous des charognes, mais je ne pensais pas cependant que vous pouviez être de telles charognes » (N-P). On comprend que le mécontentement soit presque général sur les bateaux ! Il y a bien quelques distractions mais elles sont rares. Il y a parfois, sur les bateaux, des représentations théâtrales qui ont beaucoup de succès. Une autre distraction est plus étonnante : la chasse aux rats, qui amusait beaucoup les équipages ! Par ailleurs la vie est assez monotone, aussi les marins ne rêvent-ils que d’aller à terre ? Pour y faire quoi ?

A terre…

Il faut imaginer la petite île de Nosy Be, peu peuplée à l’époque, envahie par plus de 12 000 hommes (même s’ils ne descendent pas tous à terre en même temps)… La première réaction des habitants est …de monter les prix. Une bouteille de limonade coûte 4 francs (15 euros) ; une bouteille de champagne dix fois plus. Malgré ces prix, les russes boivent, boivent, remplaçant la vodka par le cognac pour les officiers et le rhum pour les marins. Novikov-Priboi raconte les scènes d’ivresse qui se produisaient quotidiennement : « Abrutis par l’alcool, certains se livraient à des actes qui confinaient à la folie » : des officiers dansent à demi-nus sur les ponts ou s’amusent à enivrer au champagne leurs singes et leurs chiens ; quant aux marins « Ils se saoulaient tellement que certains restés couchés dans les rues immobiles comme des cadavres sur un champ de bataille ; l’on en voyait d’autres qui, secoués de mouvements convulsifs, rampaient à quatre pattes » et les officiers fermaient les yeux sur la conduite scandaleuse des matelots « de crainte de s’attirer les répliques insolentes de leurs hommes » !
Les marins passent aussi une grande partie de leur temps en ville à jouer gros : « Dans tous les coins des officiers de la flotte sont assis à des tables avec des cartes à jouer » sous l’œil ébahi des officiers français de Nosy Be. « Des tripots surgissaient chaque jour plus nombreux offrant la tentation de leurs jeux et des femmes de toutes nationalités : françaises, anglaises, allemandes et hollandaises. » C’est en fait une véritable manne, de mauvais aloi, qui s’abat sur l’île. De tous les coins de Madagascar les commerçants affluent. Alphonse Mortages, alors commerçant (avant sa découverte des mines d’or d’Andavakoera) évoque la frénésie mercantile qui s’était emparée de Nosy Be : « je me rendis à Nosy Be, comme firent d’autres personnes de Tamatave, d’Analalava, de Majunga ; avec un bon lot de marchandises diverses et m’installai dans un grand bâtiment au bord de la mer, emplacement bien choisi car pendant une grande partie de la journée, les embarcations pouvaient accoster à quai ; sachant que les Russes buvaient sec, et même très sec, une grande partie de mon stock de marchandises contenait de quoi les satisfaire ».Mais le ravitaillement reste un problème. C’est encore Mortages qui nous dit que la caisse de pommes de terre coûtait 40 francs (150 euros) …et que très rapidement, il n’y en eut plus. Heureusement, la viande de bœuf pouvait être fournie en abondance. Mais, malgré la rapide pénurie de légumes, d’œufs, de poulet, la marine russe put survivre en utilisant ses propres ravitaillements, souvent chargés sur des cargos allemands.
A part le jeu et la boisson, les distractions étaient rares. Quelquefois, les officiers allaient à la chasse, sans trop de succès. Les hommes d’équipage « s’en allaient chercher fortune dans le quartier indigène » Mortages). Et l’après-midi, la musique des torpilleurs français de Nosy Be et la musique de l’escadre russe donnaient un concert de 4h à 6h.

Les relations avec la population

Elles furent généralement bonnes même si les russes se plaignaient de la surenchère sur les prix et si les malgaches se montraient parfois un peu trop insistants lorsqu’ils réclamaient de l’argent. Par contre Polinovski, qui a rencontré la Reine Binao, rend hommage à sa grande « dignité ». Des comportements inexcusables se manifestent parfois de la part des Russes ; un jour, sous l’effet de la boisson, des marins du torpilleur Grosny détruisent complètement une case malgache et tout ce qu’elle contient. Ils sont sévèrement punis mais des incidents déplaisants se produisent encore assez souvent. Cependant, les russes sont souvent invités à des évènements de la vie nossibéenne. C’est ainsi que Polinovski assiste au mariage d’un français et d’une malgache et s’étonne de voir une église « pleine de noirs pieusement chrétiens » ! En fait, beaucoup de russes parlent français et discutent souvent avec la population. Mortages trouve la plupart des officiers sympathiques dans l’ensemble, même si certains font preuve d’une morgue aristocratique et déplaisante. Les officiers se livrent souvent à des commentaires désobligeants sur leur gouvernement et sur la guerre. Le socialiste Mortages note qu’ils ont « des idées très avancées » et cite le commentaire du médecin du cuirassé Borodino : « j’espère bien qu’après cette tourmente, on se débarrassera du Czar et de tous ses bandits »
En fait, la plupart désapprouvent la guerre et sont très pessimistes sur le sort qui les attend.
(A suivre…)
■ Suzanne Reutt