« Mauvais esprit, sortez de cet homme au nom de Jésus de Nazareth. Allez en enfer ! C’est votre demeure » - Séance d'exorcisme à Madagascar
Entre 2015 et 2016, notre reporter-photographe Christian Barbe a parcouru les routes à la découverte de la Grande Île. Au fil des rencontres, il s’est intéressé à l’univers en marge de la société des asiles psychiatrique. Il nous livre un témoignage poignant
En octobre 2015, je me rends à Tuléar dans le camp psychiatrique de « Toby betela » situé dans le sud de Madagascar. Le mot « Toby » provient du vocabulaire militaire malgache. Il désignait au 19e siècle, dans les armées merina des hauts plateaux, les camps retranchés qui favorisaient la conquête des territoires côtiers de l’île. Aujourd’hui ce mot désigne deux types de camp : les camps militaires mais aussi les asiles psychiatriques. Présents dans toutes les grandes villes du pays, ces derniers camps psychiatriques sont situés à l’écart des centres villes et pratiquent un rituel de guérison (le Fifohazana) pour soigner des malades mentaux d’une part, et d’autre part, pour prendre en charge une population inclassable, perdue, souvent des personnes rejetées par leurs familles.
La première fois que j’arrive au Toby « betela », la porte qui littéralement « mène au paradis » s’ouvre. Il est six heures du matin. Accompagné par le pasteur Boba, je traverse ce camp qui regroupe environ quatre cent malades pour rejoindre deux bâtiments hommes et femmes où sont réunis les patients les plus atteints. Le contraste entre l’extérieur où s’agitent enfants et familles au milieu d’un grand terrain vague et l’intérieur des bâtiments est saisissant.
En entrant, je suis frappé par le regard perdu de ces femmes parfaitement calmes, installées à même le sol à intervalles réguliers, autour d’une vaste pièce. Le soleil éclaire à travers les fenêtres chacune des femmes d’une lumière diffuse et de forte intensité. Elles sont là, jour après jour, des chaînes aux mains et aux pieds, avec simplement un seau pour leurs besoins et une natte pour s’allonger. Deux mondes se côtoient sans tabous : un monde d’enfermement des patients rassemblés dans cette salle, et celui de la liberté des villageois qui me parvient grâce aux cris des enfants jouant à l’extérieur. Parmi tous ces malades, la détresse de Florina retient mon attention. Envoyée dans le centre par sa famille, parce qu’elle se volatilise dans la nature depuis une déception amoureuse, elle stationne aujourd’hui comme une biche apeurée près de la porte. Cela fait deux mois qu’elle reste là. Il y a de la détresse dans ses yeux, de la douceur dans son sourire.
Lorsque je pénètre dans le local destiné aux hommes avec mon apparat photographique, ces derniers, soucieux d’offrir une apparence digne, ont le réflexe de recouvrir discrètement d’une couverture leurs pieds enchaînés. Je m’attends, à entendre la direction, à trouver des malades agités, j’y rencontre des hommes si seuls, perdus, et pourtant si fiers.
Floriant est handballeur, le meilleur de son club me dit on. Je m’approche. Sa bouche me sourit, il se tient devant moi droit comme un sportif à la remise des médailles, et au coin de ses yeux se lit un acquiescement au sort. A-t-il pris des drogues ? A-t-il été ensorcelé par les membres jaloux de son club ? Il m’est difficile d’obtenir la raison exacte de son internement. Plus tard, je recueillerai des explications surprenantes de la part de la direction concernant un autre patient dénommé Rebona. Rocambolesque, son histoire ressemble à un conte de fée pour endormir les enfants. Rebona épouse une vieille femme, me dit-on, très amoureuse, et très rusée qui lui demande de signer le jour de son mariage un pacte avec le diable. Selon ce pacte, le démon s’emparera de celui qui brisera le couple. La malédiction tombe, le jour même où il décide de quitter sa compagne. Voilà l’explication que l’on se borne à me donner pour justifier sa présence depuis deux ans dans le camp psychiatrique.
Lors de mes différentes visites dans les Toby de Madagascar, j’assiste aux rituels du Fifohazana (rêve spirituel) pour mieux en comprendre leurs significations. Si les Toby sont présents sur le territoire malgache à la fois dans les centres FJKM (Eglise de Jésus christ à Madagascar) et luthériens, c’est uniquement à travers l’église luthérienne que je retrouve ces rituels. Cette pratique repose sur l’idée que la parole de Dieu a le pouvoir de guérir les malades de toute nature, et particulièrement les malades mentaux. Croyance selon laquelle les médicaments administrés par les médecins restent inefficaces car ils ne font que calmer les malades sans les guérir. Par conséquent, des séances d’exorcisme, rituel majeur du Fifohazana, sont organisées plusieurs fois par semaine par un pasteur et ses disciples les mpiandry (littéralement « bergers »), sortes de guérisseurs des âmes damnées. Elles se déroulent en priorité dans l’église, mais aussi dans des pièces d’isolement. Initiés à partir de quatre grands centres (Soatanana, Manolotrony, Ankaramalaza, Farihimena), ces séances comprennent trois phases : la prière, la chasse aux démons, l’imposition des mains.
La chasse aux démons est une phase riche en émotion qui consolide la cohésion au sein de la communauté. Elle reste certainement la phase la plus impressionnante à laquelle j’ai pu assister. Un moment fort du rituel. J’ai été effrayé la première fois que j’y ai participé. Drapés de blancs, les mpiandry ou bergers blancs chassent les mauvais esprits chez les malades en leur criant avec ferveur : « Mauvais esprit, sortez de cet homme au nom de Jésus de Nazareth. Allez en enfer ! C’est votre demeure ». Pendant de longues minutes, ces cris témoignent du combat enfiévré que ces religieux mènent contre le diable, avalanche d’insultes supposées apporter l’apaisement aux malades. Les mpiandry sont selon leurs propres termes, l’ustensile dont se sert Jésus Christ pour soigner. Après un retour au calme, les mpiandry terminent leurs séances d’exorcisme par l’imposition des mains : visages graves, comme des guerriers après le combat, ils posent leurs mains sur la tête des malades et les bénissent.
Du sud au nord du pays, je visite de nombreux Toby d’influence luthérienne. Je constate que les soins appliqués diffèrent d’un endroit à l’autre en fonction des moyens financiers de chaque établissement mais aussi des initiatives personnelles des pasteurs ou des mpiandry. A Soatanana par exemple, chaque villageois accueille un ou deux malades au sein de sa famille dans des lieux qui m’ont semblé chaleureux et bien tenus. Il m’a d’ailleurs été difficile de faire la différence entre malades et membres de la famille. A Antsirabe, les patients se déplacent dans les Toby avec leurs chaînes pour participer aux tâches d’intérêt général et aux activités de la vie quotidienne comme la cuisine, le jardinage ou la prière. Je constate que chaque camp essaie selon les coutumes locales, sans véritable orientation nationale, de répondre au mieux aux besoins d’une population démunie face à la maladie mentale. J’ai eu la chance de rencontrer au cours de mes déplacements un neuropsychiatre capable de diagnostiquer précisément des maladies mentales comme le Docteur Rakotosalomon du service psychiatrique de la capitale d’Antananarivo. Ce dernier parle de « délire d’influence » pour m’expliquer le phénomène de possession ; de périodes durant lesquelles des malades mentaux, comme les schizophrènes, ont l’impression que quelque chose d’étranger les domine. Malheureusement, les personnes qualifiées pour établir un tel diagnostic comme celui du Docteur Rakotosalomon sont rares, très rares. Les pasteurs des centres luthériens ont pour réflexe au moindre trouble psychologique de diagnostiquer l’ensemble des maladies mentales sous une même étiquette : la possession. Le Devoly (le diable) est encore une autre appellation, un autre « mot valise » emprunt des missionnaires anglais (Devil, le diable) que j’entends souvent lors de mes visites dans les Toby pour m’expliquer l’inexplicable, pour me désigner l’ensemble des comportements étranges qui surgissent chez l’individu. Trop nombreuses sont les personnes que l’on qualifie devant moi de possédées.
Au terme de mon reportage, je me suis rendu compte que chaque photo portait le témoignage du regard singulier de ces jeunes alcooliques, de ces veuves, de ces malades mentaux, de ces cœurs brisés, rejetés par leur familles, de ces drogués et adolescents paumés. Un regard reflétant l’humanité intense de personnes oubliées.
■ Christian Barbe