Nous l’avons vu dans les articles précédents: les incursions humaines dans la Montagne d’Ambre furent d’abord assez timides. En dehors de quelques savants qui approchèrent ses lisières et de quelques prospecteurs vite découragés, la Montagne resta un temps protégée par les difficultés que présentaient son accès. Mais , avec l’installation des français à Diego Suarez, l’exploitation de la Montagne ne tarda pas à gagner du terrain.
Les premiers à s’approcher de la montagne furent les militaires.
La colonisation militaire de la Montagne d’Ambre
La Montagne présentait pour les militaires plusieurs centres d’intérêt. Nous avons vu qu’elle offrit rapidement un intérêt sanitaire avec l’installation d’un sanatorium. Mais elle avait surtout l’avantage d’être un formidable belvédère pour surveiller la baie. Cependant, les militaires n’approchèrent que très progressivement de la montagne. La première installation sur ses pentes fut décidée par le premier Commandant de Diego Suarez, Caillet, qui dès 1886 fit construire le fort de Mahatsinjo, que l’on voit encore au-dessus de l’aérodrome d’Arrachart. Les approches du fort ne sont pas des plus faciles si l’on en croit le Dr Hocquart, qui s’y rend en 1895 : « Vers 10 heures du soir, nous arrivons près d’une rivière encaissée connue sous le nom de rivière des Caïmans à cause des sauriens qui fréquentent ses bords ; nous la traversons sur un superbe pont de bois construit par le service local d’Antsirane et nous commençons aussitôt après à gravir les pentes abruptes qui doivent nous conduire à notre premier gîte d’étape, le fort de Mahatsinzo, à travers le cailloux roulants, les fondrières et les flaques d’eau ».
Cependant, en raison du Traité franco-merina de 1885, la France ne pouvait pas s’étendre —en principe— hors des limites définies, bien que les instructions donnée à Froger, le successeur de Caillet, soient d’ « être maîtres des hauteurs avoisinantes ».
Il fallut attendre que Madagascar devienne colonie française, et surtout que Diego Suarez soit promu « Point d’Appui de la Flotte de l’Océan Indien », à partir de 1900 pour que le poste de Mahatsinjoarivo soit déplacé à Sakaramy, à 380m d’altitude .
La transformation de Diégo en Point d’Appui entraînant un afflux massif de militaires, il fallut construire pour ceux-ci des cantonnements. La construction d’une voie ferrée Decauville, facilita le développement du camp de Sakaramy, que l’Annuaire de 1901 considère « comme un emplacement de choix pour les troupes européennes ».
Dans la foulée, si l’on peut dire, fut installé à une altitude de 700m environ, le Camp d’Ambre, ancêtre du village de Joffreville, qui offrit, comme nous l’avons vu dans l’article précédent, une infirmerie plus moderne que celles qui existaient déjà.
Cependant, déjà, quelques colons avaient investi les pentes de la Montagne, surtout au-dessus d’Antongombato.
La colonisation progressive de la Montagne d’Ambre
Dès son arrivée, en 1886, le Gouverneur Froger avait cherché à faire exploiter les terrains existants pour nourrir la ville d’Antsirane en train de naître. Dès 1887, il lançait un appel en ce sens au Gouverneur de La Réunion : « Je vous serais reconnaissant de vouloir bien faire publier dans les journaux de la Colonie que l’Administration de Diego Suarez verrait avec plaisir quelques petits cultivateurs expérimentés dans les cultures tropicales s’établir dans les vallées qui environnent Antsirane pour y tenter la culture vivrière et celle de la vanille, du café, du cotonnier, des épices en général qui semblent devoir réussir à Diego Suarez ». Et il promettait 5 hectares de terre, plus des rations et les soins médicaux aux immigrants éventuels, qui devaient apporter avec eux leurs outils et leurs graines.
Mais il n’était pas encore question de s’établir à la Montagne d’Ambre toujours inaccessible pour des raisons géographiques et politiques. La plupart s’établirent donc dans la riche plaine d’Anamakia. Cependant, petit à petit, des agriculteurs partirent à l’assaut des hauteurs dont les spécialistes assuraient qu’elles offraient des terres d’une grande fertilité. Dès 1886, on pouvait lire, dans le Bulletin de la Société de Géographie de Bordeaux : « ce n’est que vers le milieu de la hauteur des grandes montagnes que la terre végétale forme une couche assez épaisse pour faire espérer que la culture de la canne à sucre eût des résultats ». Et, en 1896,dans le Bulletin de la Société Géographique et commerciale : « La culture peut être faite avec succès sur les immenses versants de la montagne d’Ambre ». Quant au Guide de l’Immigrant , il annonce, en 1897 : « A la montagne d’Ambre en particulier, les plantes européennes et coloniales réussissent très bien ».
Certains, ayant obtenu quelques rares concessions, s’aventurèrent donc sur ces « immenses versants ». Le naturaliste Kergovatz, qui visite Diego Suarez en 1892 montre une certaine exagération due à son enthousiasme : « sur tous les plateaux qui descendent de la montagne vers Antsirane, des villages de colons européens ou créoles, déjà entourés de jardinets, de champs de pommes de terre et de maïs ».
Mais la guerre franco-merina de 1895 stoppa ces implantations. En 1895, la Société Géographique de Paris évoque « la situation pénible des colons qui, venus pour habiter le magnifique climat des hauteurs sont parqués depuis l’ouverture des hostilités dans un endroit fort malsain de la côte. Leurs concessions sont pillées par les Hovas, leurs maisons incendiées ».
La paix revenue, les militaires établis à proximité de la Montagne offrant une clientèle plus proche que celle d’Antsirane et l’accès aux hauteurs s’étant amélioré, de nouveaux colons s’installèrent. Il s’agissait le plus souvent d’immigrants réunionnais ou d’anciens militaires bénéficiant de facilités pour s’installer dans la nouvelle colonie. La transformation de Diego Suarez en «Point d’Appui de la Flotte» donna une impulsion considérable à la mise en valeur de la Montagne d’Ambre. D’autant plus que, conscient de la nécessité de trouver de quoi nourrir les milliers de militaires qui venaient d’affluer, l’Administration accorda de nombreuses concessions. Le Général Gallieni qui, à partir de 1900 effectua plusieurs visites à Diego Suarez pour surveiller l’avancement des travaux dirigés par Joffre, ne manquait pas, lors de ses visites aux militaires du Camp d’Ambre, de rendre visite aux colons. En 1900 : « Le Général a visité les installations de quelques colons et tout spécialement celles de la Montagne d’Ambre, qui, par suite de la nature des terrains, des conditions climatériques (sic) et des moyens d’irrigation se trouvent dans des conditions particulièrement favorables à certaines cultures ». En 1901 : « Le Général a mis à profit son séjour à la Montagne d’Ambre pour visiter les exploitations de quelques colons qui y sont installés... ». En 1902 : « Pendant son séjour à Diégo, le Général s’est rendu au Camp d’Ambre [...] De nombreux colons y possèdent déjà des concessions ».
L’Annuaire de 1902, qui indique avec une grande exactitude l’emplacement des concessions et le nom des concessionnaires, indique, pour la Montagne d’Ambre plus d’une trentaine de concessions entre le Camp de Sakaramy et l’orée de la forêt d’Ambre. L’Annuaire nous donne également une idée des cultures pratiquées. En effet, si tout —ou presque— a été tenté, les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances. C’est d’ailleurs ce que constate l’Annuaire avec beaucoup de diplomatie : « Bien que l’occupation de la presqu’île de Diego Suarez par la France y ait attiré depuis longtemps des colons qui se sont livrés à des essais de cultures tropicales, les rendements obtenus n’ont peut-être pas été en rapport avec leurs efforts, soit qu’il y ait eu manque d’expérience de leur part, soit que les terrains n’aient point été propices ou que les conditions climatériques fussent défavorables ».
Quelles furent donc les cultures tentées dans la montagne d’Ambre ?
— la vanille : Tentée par plusieurs colons (Canu, Trovalet et Béguine), la culture de la vanille ne donna aucun résultat. Pour expliquer leurs échecs les planteurs rendirent responsable le vent (Canu) ou les pluies trop abondantes (Trovalet). Jeanson, directeur de la Société française d’élevage et d’alimentation, qui avait installé une vanillerie de 5000 pieds au Camp d’Ambre, eut de meilleurs résultats mais qui semblent avoir été sans lendemain.
— Le café : Tenté sur les pentes de la montagne, il ne donna pas non plus de résultats concluants, même si certains colons purent récolter un café d’une certaine qualité. Le colon Mogenet, un des plus sérieux, commença des plantations dès 1892 en installant 8000 pieds de café sur 4 hectares. Malheureusement, en 1901, alors que certains pieds commençaient à produire, une maladie ravagea la plantation.
— Le caoutchouc : Il fut également essayé, sur la route du Camp d’Ambre par Jeanson qui planta 10.000pieds sur des terrains arides et rocailleux.
— les cultures potagères : A peu près tous les légumes furent essayés ; parmi eux, ceux qui donnèrent les meilleurs résultats furent les aubergines, les carottes, les salades, les haricots, les tomates, les piments et les oignons. Cependant aucun maraîchage en grand ne semble avoir été tenté.
— les arbres fruitiers : pratiquement tous les arbres de climat tempéré furent plantés mais, comme l’on pouvait s’y attendre, ceux qui donnèrent les meilleurs résultats furent...les bananiers et les manguiers! Cependant, on put obtenir des abricotiers, des pruniers , des pêchers et des pommiers.
En fait, au début du XXème siècle les jardins les plus productifs furent les jardins militaires, notamment le jardin de la Légion, occupant un ravin de 3 hectares au Camp d’Ambre. Cependant, malgré les désillusions, la Montagne d’Ambre permit d’offrir à Antsirane ces légumes frais qui lui manquaient cruellement.
L’intérêt touristique
La mise en valeur de la Montagne d’Ambre n’eut pas que des avantages. En effet, si dans les premières années de l’occupation française, l’Administration avait eu à cœur de protéger la forêt, les installations agricoles, entraînant forcément des déboisements, eurent parfois un effet dévastateur sur celle-ci. Et quelquefois un résultat catastrophique ! C’est ainsi que, en 1908, la propriété du vieux colon Mogenet fut complètement détruite par ce que l’on appela « la catastrophe Mogenet ». Voici ce qu’en disent les journaux de l’époque :
« A la suite de pluies diluviennes un des pics dénudés de la Montagne d’Ambre s’est effondré en avalanche, le vendredi 31 janvier vers midi, réduisant en miettes ou ensevelissant les cases, cultures et animaux, en un mot toutes les propriétés de la famille Mogenet. Le torrent de boue et de pierre a tout anéanti »(L’Action à Madagascar). Pratiquement tous les membres de la famille furent grièvement blessés et un employé malgache, emporté par la boue, fut retrouvé mort 3 jours après le désastre. Le Diego Suarez commente sans détours les causes de la catastrophe : « Cette catastrophe est due au glissement de la montagne de Marare Omby située à l’ouest de la propriété de M.Mogenet aujourd’hui anéantie. Le défaut d’arbres sur cette Montagne a facilité ce glissement provoqué par les eaux pluviales. Cela devrait servir d’exemple à l’Administration et à l’Etat qui concèdent des forêts avec faculté de déboiser, alors qu’on ne devrait accorder de concessions qu’en échange de l’engagement formel de ne pas déboiser... ».
Au fil des années, de plus en plus de voix se feront entendre pour protéger la Montagne et ses forêts dont on commence à entrevoir la vocation touristique.
Joffreville, une station climatique
Même le Journal Officiel, généralement peu sensible à la poésie des paysages, évoque en 1901 la beauté du Petit Lac « où, certainement, bien des voyageurs s’arrêteront, plus tard, pour contempler la majesté du site qui s’y offre aux regards », et, dans le même article de juillet 1901, il signale, « comme curiosité de la forêt, ses essences rares et sa végétation luxuriante, plus puissante que celle de la forêt de l’Est, mais moins touffue et moins enchevêtrée ».
La construction de la route, l’extension envisagée (mais jamais réalisée) de la voie Decauville jusqu’au Camp d’Ambre permettent d’entrevoir le moment où les voyageurs pourront accéder à ces beautés naturelles. Déjà, selon le J.O, « une superbe chute de 80m de hauteur, récemment découverte aussi... est devenue un but d’excursion pour les touristes ». On envisage dès lors de créer, au Camp d’Ambre, une véritable station « climatérique » comme on dit à l’époque. Déjà, un village est en train de naître : « il est probable que cette voie ferrée entrera en exploitation dans le courant de 1902 ; alors, les villas d’été déjà construites au-dessus du Camp et jusque vers 1000m d’altitude se multiplieront et pourront être habitées par les familles européennes pendant la saison chaude; grâce à ces communications faciles, le séjour de Diego Suarez deviendra un des plus agréables de la Colonie » (Revue de Madagascar).
Cette petite ville, à laquelle on donnera 20 ans plus tard le nom de Joffreville, en l’honneur du bâtisseur de Diego Suarez, gardera un charme créole avec ses jolies maisons de bois ornées de lambrequins dont on peut voir encore quelques rares spécimens. Mais, en plus de son climat, elle aura surtout l’avantage d’être la porte du monde magique de la Montagne d’Ambre.
Vers l’exploitation touristique de la montagne d’Ambre
Alphonse Mortages, le découvreur des mines d’or d’Andavakoera, qui y tint un hôtel (qui n’avait plus rien à voir avec son fastueux Hôtel des Mines bâti à Diégo au temps de sa splendeur), vante en 1924, dans la Gazette du Nord, les charmes de Joffreville : « Joffreville est un des plus admirables points de vue de Madagascar et, par son altitude et par son climat délicieux, laisse bien loin derrière elle sous le rapport climatérique, Fianarantsoa, Ambositra, Antsirabe et les régions des Hauts-Plateaux. [...] De Joffreville on aperçoit le Canal de Mozambique et l’Océan Indien. On domine toute la baie si remarquable de Diego Suarez et ses environs, Windsor et Dover-Castle, la montagne des Français, le Pain de Sucre, les Aigrettes qui se détachent en relief d’un effet magique, la baie d’Ambahivahibe, de Rigny, des Sirènes, etc., etc.. Les forêts de la montagne d’Ambre sont magnifiques; des chemins et sentiers y conduisent les convalescents et les touristes en quête d’air pur et d’excursions. Elisée Reclus dans son ouvrage L’homme et la Terre cite déjà la forêt de la Montagne d’Ambre, comme un des plus beaux spécimens de la forêt tropicale ». Et il termine son éloge enflammé par ces mots : « Les premiers visiteurs seront les meilleurs agents de publicité car ils emporteront de leur séjour à la montagne d’Ambre, le meilleur souvenir de ce site incomparable, de ce petit Eden qui nous est tant envié ! »
Malheureusement, comme tous les paradis, la Montagne d’Ambre redoutait l’homme...Du jour où celui-ci se fraya un chemin dans ses forêts celles-ci furent menacées ; déboisements, incendies, érosion, disparition d’une partie de la faune, assèchement : la Montagne résista difficilement aux assauts conjugués des planteurs, des bûcherons, des promeneurs indélicats.
La nécessaire protection de la forêt
Dès 1927, la sonnette d’alarme était tirée. Plusieurs scientifiques demandèrent l’établissement de réserves naturelles: « devant l’imminence du péril...nous demandons l’établissement de ces réserves. En ce qui concerne la forêt d’Ambre voici le constat : Emplacement proposé : Montagne d’Ambre, au nord de l’île. La végétation de cette montagne est celle du centre avec quelques modifications. La faune en a été entièrement détruite ou presque. Comme la ville de Diégo a un puissant intérêt à sa conservation, nous croyons qu’il serait suffisant de placer cette forêt sous la protection de cette ville et y faire une réserve forestière ordinaire. » (Louvel, Petit et Perrier de la Bathie)
Il semble que l’intérêt de cette conservation n’ait pas été perçu puisqu’il fallut attendre plus de 50 ans pour que ces recommandations soient suivies d’effet et que la Forêt d’Ambre soit protégée... ou que l’on tente de la protéger !
Pour conclure cette série d’articles sur la « Montagne Magique », nous nous effaçons devant Christian Barrat qui, dans les années 40 terminait ainsi son Etude de la Montagne d’Ambre :
« La Montagne d’Ambre est un pays riche, de par son sol qui possède non seulement un bon fond de fertilité mais encore d’importantes réserves en acide phosphorique et en azote, et de par son eau répandue à foison, toutes les cultures y sont possibles, depuis les cultures tropicales à la base, jusqu’au maraîchage et à l’arboriculture fruitière européenne à l’orée de la forêt, où les pommiers, les fraisiers, les pruniers réussissent à merveille. Les cascades peuvent fournir l’énergie électrique, le vent constant peut alimenter en toutes saisons des moteurs éoliens. L’ensemble peut être mis en valeur, d’autant que le climat y est particulièrement clément, et donner des résultats remarquables, autant que l’on respectera scrupuleusement les équilibres biologiques naturels par des interventions extrêmement prudentes en forêt, et par des cultures en banquettes ou en terrasses. Toute intervention déraisonnée ou destructive en forêt d’Ambre amènera une régression de la forme des pluies, et partant une érosion de plus en plus intense des zones déboisées. Nous avons observé que l’érosion en forêt durant un cyclone avait arraché 787 kg de terre à l’hectare, alors que pendant le même temps, le même cyclone avait arraché 15 000 kg de terre à l’hectare dans la zone située hors forêt, soit 20 fois plus. Ces chiffres doivent faire réfléchir. La forêt d’Ambre est non seulement le paratonnerre du Nord, ainsi que l’indique la légende, mais aussi la garantie de sa richesse et de son avenir. Assurer sa conservation et son intégrité, c’est assurer toute la vie économique de l’extrême Nord malgache ».
■ S.Reutt
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