Entre 1900 et 1905, Diego Suarez devient, sous la direction du colonel Joffre, une véritable place forte. Et Antsiranana, où vont être concentrées presque toutes les activités civiles et surtout militaires, connaît un développement considérable. Comme le constate d'Anfreville de la Salle en 1902 : « Elle a déjà les allures d'une ville ». Qu'en est-il dans les faits ?
Les allures d'une ville
En 1905, la plupart des bâtiments importants de la ville ont été construits, soit qu'ils l'aient été avant l'arrivée de Joffre (Résidence, école, un premier marché couvert, une première église,l'abattoir, le Cercle), soit qu'ils aient été achevés dans le cadre du programme du Point d'Appui, comme l'hôpital et les installations du port ainsi que le déménagement du quartier indigène de la place Kabary au nouveau quartier de Tanambao. Par ailleurs, nous l'avons vu dans un précédent article, d'importants travaux de voirie avaient été exécutés dans les rues principales (Colbert, Flacourt, Richelieu, Bazeilles). Alors ? Antsiranana était-elle devenue une« vraie ville » comme les communes plus anciennes de Madagascar, Tananarive ou Tamatave ? Il semble que non, du moins aux yeux des visiteurs qui, pendant longtemps déploreront sa saleté, son manque de verdure et de jardins, le côté hétérogène des constructions, l'aspect « bidonville » de certains de ses quartiers. C'est encore D'Anfreville de la Salle qui constatera, désabusé : « Antsiranana [...] n'est pas une ville, c'en est plutôt le plan...»
Le rêve : faire d'Antsiranana une ville propre
A partir de 1905, des tentatives d'urbanisme vont essayer de transformer l'agglomération de façon à lui donner l'aspect d'une ville moderne. Le Bulletin Officiel de Madagascar et Dépendances publie en 1905 un important arrêté, en date du 1er mars, signé par l'Administrateur-Maire Cardenau « Portant règlement de voirie dans la ville de Diego Suarez ». Ce document, d'une dizaine de pages comporte 48 articles qui définissent les objectifs à atteindre. Il est précédé de considérations intéressantes : « Considérant qu'il importe d'assurer dans de bonnes conditions l'exécution du plan d'alignement de la ville de Diego Suarez en même temps que la salubrité et la propreté de la dite ville ; Considérant que la construction des maisons suivant les règles de l'art et de l'hygiène, est l'un des moyens les plus efficaces pour obtenir ces résultats ; Considérant que ces résultats ne peuvent être atteints que par la stricte observation des règlements établis ;»
Ces considérations qui vont déboucher sur les 48 articles témoignent du fait que le Plan d'Alignement de 1901 demandait à être traduit dans les faits. Nous allons essayer de résumer la lettre et l'esprit des articles de cet important arrêté.
Des rues dégagées et bien alignées
Les constructions neuves:
- Elles sont, ainsi que les réparations soumises à l'accord de l'administration, avec documents à l'appui (dimensions, titres de propriété...).
- L'accord est soumis au paiement de droits.
- Les nouvelles constructions devront être faites « en dur » : « maçonnerie, fer, fonte et bois travaillés, matériaux et panneaux agglomérés ». Sont formellement interdites les constructions en matériaux tels que « chaume, falafa, ravinala, bambous tressés, débris de caisses ou de tonneaux ». Pour les toits sont autorisés seulement « tuiles, ardoises, bardeaux, zinc, tôles ondulées, ciment ».
Les articles suivants témoignent du souci de donner aux rues une apparence « urbaine » et agréable:
Les clôtures
- Interdiction absolue des « clôtures en bambou, en douves de barriques, ronces artificielles, aloès, vacoas etc., ainsi que les haies vives ». Ne sont autorisées que les clôtures en dur qui devront être tenues en « bon état d'entretien et de propreté ».
La voie publique
- Interdiction de tout étalage sur la voie publique sans autorisation. Autorisation obligatoire, également, pour « l'établissement de balcons, auvents, perrons, devantures de boutiques, tentes ou bornes et en général de saillies quelconque sur la voie publique ». Et le paiement de droits à autorisation est très strictement défini par rapport à la largeur des rues.
Les dimensions des constructions:
Elles sont très précisément – et même de façon pointilleuse – définies par l'arrêté. C'est ainsi qu'un rapport est établi entre la hauteur des maisons et la largeur des rues : « La hauteur des façades des maisons bordant les voies publiques ne pourra excéder dix mètres pour les voies au-dessous de huit mètres et quinze mètres pour les voies de huit mètres et au-dessus de huit mètres ». Sont également déterminées avec une implacable rigueur : la hauteur des seuils d'ouverture, la surélévation au-dessus du sol des planchers en bois ou en béton etc.
Des rues propres et salubres
Pendant longtemps, les voyageurs ont été frappés par la malpropreté d'Antsiranana: des mesures spécifiques vont donc être prévues pour en faire enfin une ville propre. Voici les principales dispositions de voirie :
« Art 25 : Tout dépôt d'ordures ou immondices sur la voie publique, trottoir ou chaussée est formellement interdit.
Art 26 : Les ordures ménagères seront mises dans des récipients en bois ou en tôle, lesquels doivent être déposés sur le trottoir dès six heures du matin ».
Les arrêtés suivants précisent avec un soin minutieux la nature des ordures ménagères autorisées, le mode d'enlèvement par l'entrepreneur chargé du nettoyage des rues (les tombereaux passeront tous les jours à dix heures du matin), la nécessité de nettoyer (et même de désinfecter!) les récipients à ordures, le sort des matériaux de démolition pour lesquels un dépotoir spécifique est établi, l'interdiction de jeter dans les rues des eaux sales etc. Parallèlement, la population est tenue de participer activement à la propreté de la ville :
« Art 34 : Pendant la saison sèche, tout habitant est tenu d'arroser avec de l'eau propre le trottoir devant sa maison, deux fois par jour, matin et soir ».
Bien sûr, tout élevage de bœufs ou de porcs est interdit en ville, les volailles pouvant être tolérées si elles sont enfermées.
Quant aux « matières fécales »... et bien, les particuliers devront se débrouiller ! : « Les lieux d'aisance devront être munis de tinettes mobiles, qui seront vidées périodiquement par les soins ou à la charge des particuliers aux endroits et dans les conditions fixés par l'administration » (Art 40).
Programme ambitieux mais peu réaliste: le nouvel Administrateur-Maire, qui semblait avoir tout prévu, ne savait peut-être pas qu'en saison sèche, la ville manquant d'eau, il était difficile, pour les particuliers, d'arroser les trottoirs deux fois par jour. Quant à empêcher la population « d'uriner [...] sur aucune partie de la voie publique » (Art 42) ou d'obliger les contrevenants à faire en sorte que les parties souillées soient « lavées à grande eau et désinfectés aux frais du délinquant et par ses soins » ...Il y aurait sans doute fallu un agent de police devant chaque maison !
Nous le voyons, cet arrêté, plein de bonnes intentions était assez irréaliste.
Du rêve à la réalité
Si l'on en croit les témoignages de l'époque, cet arrêté, ainsi qu'on peut l'imaginer, ne fut pas pleinement suivi d'effets. Dans son numéro du 8 novembre 1908, la Cravache Antsiranaise pose, de façon agressive, la question : « Existe-t-il un service de voierie à Antsiranana ?» et y répond de la façon suivante : « Oui, mais il est si mal dirigé que son existence n'a aucune utilité » et le rédacteur enfonce le clou : « il doit n'exister nulle part une ville aussi sale, aussi mal entretenue que celle d'Antsiranana ». Ces récriminations sur la saleté de la ville deviendront un leitmotiv de la presse antsiranaise qui dénonce « un cloaque en pleine ville [...] qui existe aux abords de l'hôpital » (Cravache antsiranaise - 29 novembre 1908) ; « l'état très dégoûtant du marché provisoire de Diego Suarez » (La Gazette du Nord -1925).
En 1924, lorsque Diego Suarez sera isolé par un cordon sanitaire en raison de la peste qui y sévit, le Conseil Municipal devra admettre : « Diego Suarez présente dans son ensemble tous les caractères d'une ville insalubre où les notions d'hygiène publique sont l'objet, dirait-on, de l'indifférence à peu près générale ».
Indifférence des habitants ? Incompétence des édiles ? Manque de moyens ? Conditions spécifiques du climat et de la configuration de Diego Suarez ?
Le problème de la propreté de Diego Suarez restera, à travers les époques et les régimes un souci récurrent qui n'a pas trouvé sa solution.
■ S.Reutt