Nous avons laissé Alphonse Mortages, au comble de la prospérité et de la notoriété, et les mines d’Andavakoera en plein rendement... La fastueuse épopée de l’or du nord allait-elle se poursuivre ? En tous cas, elle allait prendre un tour beaucoup moins romanesque en entrant dans l’ère industrielle.
L’extension
Nous avons vu qu’en 1909 la production avait atteint son plus haut pic, atteignant alors le chiffre de 1 282 kg. La terre d’Andavakoera pouvait -elle continuer à fournir d’aussi riches moissons du fabuleux métal ? En fait, dès 1910, il semble que la production ait commencé à diminuer : les achats d’or aux orpailleurs représentent 316 kg en 1911 et seulement 213 kg en 1912. L’Echo des Mines signale le fait : «Pour la première fois, en 1911, l’or ne vient plus en tête des valeurs à l’exportation». L’or, que les orpailleurs trouvaient pratiquement à la surface, se faisant plus rare, il fallait aller le chercher sous la terre, c’est à dire entreprendre des travaux considérables. C’est ce que souligne encore L’Echo des Mines, en 1911 : «Comme sur la plupart des placers malgaches, l’extraction de l’or a commencé à Andavakoera, par le lavage des sables et des alluvions à la batée, et ce mode d’extraction fournit encore, à l’heure actuelle, un appoint important à la production. Ce n’est que lorsque les alluvions se sont épuisés, ou tout au moins, que leur traitement est devenu moins rémunérateur, que l’on a attaqué les gîtes en place ». Après avoir étendu leurs concessions en surface, Mortages et Grignon s’attaquent donc au sous-sol : en 1913, 1 267m de galeries ont été percées. Le champ aurifère de l’Andavakoera comprend 7 centres d’extraction, dirigés chacun par un chef européen. Le poste le plus ancien est celui de Ranomafana ouvert en 1906. Le plus récent est celui de Beresika, ouvert en 1909. Mais le plus productif est celui d’Andimakaomby (ouvert en 1908) sur lequel les fouilles sont allées à plus de 20 m de profondeur. A tous ces centres d’exploitation, Mortages a donné des noms rappelant les lieux qui lui sont chers : « Diego », bien sûr, mais aussi les toponymes de sa région natale : « le Roussillon », « le Canigou » (la montagne sacrée de sa région), « Nieffach » (sa ville natale).
Les nouvelles installations
Ces travaux, et notamment le broyage du quartz, imposaient le passage à des modes de concassage plus efficaces que les pierres qu’utilisaient jusqu’alors les Antaimoro pour broyer le minerai. Dès 1910, l’Echo des Mines signale que « MM. Mortages et Grignon ont installé à Betsiaka une usine comprenant cinq batteries de cinq pilons, du type courant de la maison Frazer et Chalmer’s, actionnée à la vapeur et capable, théoriquement, de broyer cent tonnes de quartz par jour. Cette usine devait utiliser le tout-venant du gîte petro-siliceux de Ranomafana, amené sur wagonnets au moyen d’un decauville de 7km de longueur ». Des machines sophistiquées pour l’époque, une voie ferrée, une ligne électrique et une ligne téléphonique, une nouvelle route créée tout exprès pour faciliter les communications entre Diego et Andavakoera, une armée d’ouvriers, des ingénieurs venus de France... Les mines d’Andavakoera avaient fait entrer le nord de Madagascar dans l’ère industrielle !
Oui, mais voilà, les choses se gâtent...
Elle représente le perroquet qui donne son nom à la région (Andavakoeara = là où il y a des perroquets). Une monnaie de nécessité est un moyen de paiement émis par un organisme public ou privé et qui, temporairement, complète la monnaie officielle (pièces et billets) émise par l'État quand celle-ci vient à manquer.
Les premiers revers
Tout d’abord, les résultats ne sont pas au rendez-vous. En effet, il fut rapidement évident que le minerai extrait n’avait pas une teneur assez élevée pour être traité. Pour parler plus simplement, il n’y avait pas de filons suffisamment riches pour être traités industriellement : la méthode la plus rentable semblait être celle qui avait été utilisée jusque là : acheter l’or aux orpailleurs. En effet, l’or d’Andavakoera étant, selon les géologues, « capricieusement réparti », il aurait fallu au préalable, avant de percer des galeries et creuser des puits « avoir reconnu des gîtes présentant un tonnage suffisant et une teneur convenable ». Or, ce n’était pas le cas à Andavakoera. Par ailleurs, le manque de main d’œuvre ralentissait les travaux ; en 1911, l’Annuaire Général de Madagascar signale que la production des mines d’or est paralysée en raison des travaux souterrains effectués. Des incidents, ou des accidents se produisent : effondrement d’une tranchée, attaques de convois d’argent, rixes entre ouvriers... En juillet 1911, le Bulletin économique signale que en raison de l’insécurité, on a dû augmenter les postes de police dans la région de l’Andavakoera et organiser un système de patrouilles de liaison entre les divers postes de tous les sentiers donnant accès aux placers. Autre problème, Mortages et Grignon étaient des amateurs : ni l’un ni l’autre n’avait les capacités professionnelles de capitaines d’industrie ou d’hommes d’affaires avisés. Et il semble bien que Mortages ait eu plutôt envie de profiter du pactole qu’il avait gagné que de jouer les chefs d’industrie. Ses voyages en France se font fréquents, voyages pendant lesquels il « claque » sa fortune de façon fastueuse. Bien des légendes courent sur lui : il aurait loué des trains entiers pour amener ses amis de Paris à la Côte d’Azur pour y faire la fête ; il aurait dépensé une fortune pour avoir le privilège d’embrasser le nombril de la célèbre chanteuse et actrice Mistinguett. Vrai ou faux, en tous cas il avouera dans ses Mémoires : « J’ai [...] très bien vécu, aussi bien à la mine qu’à Diego Suarez, et surtout en France où je suis allé plusieurs fois vivre la bonne vie !».
La société des Mines d’or de l’Andavakoera
Comment Mortages et Grignon se sont-ils décidés ? Ont-ils eu conscience de leurs insuffisances ? Ou plutôt, vraisemblablement, a-t-il été nécessaire de doter les mines d’or d’un financement important pour passer à une véritable exploitation industrielle ? Toujours est-il qu’ en 1911, est constituée la « Société des mines d’or de l’Andavakoera », société anonyme dont les statuts sont déposés le 22 février 1911. L’Assemblée constitutive se tient le 7 mars 1911 à 10 heures, au n° 10 de la rue Blanche, à Paris. Le capital de 5 millions de francs est constitué de 50 000 actions de 100 francs, plus les parts de fondateur. L’Echo des Mines du 2 mars 1911 précise que « Cette Société vient de se constituer à Paris, 48 rue de Londres, pour reprendre l’exploitation aurifère créée dans le nord de Madagascar par MM. Mortages et Grignon. C’est le groupe du Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie, allié au groupe Raoul-Duval, qui a monté cette affaire au capital de 5 millions. Les apports, constitués par l’exploitation bien connue de MM. Mortages et Grignon et l’usine de traitement des minerais, sont rémunérés par 1 800 000 espèces (environ 7 millions d’euros) et 25 000 actions de 100 francs (385 euros) sur les 50 000 créées. Le working capital (fonds de roulement) sera donc de 1 200 000 francs mais on ne doit pas oublier que l’exploitation est en pleine activité et produit de 80 à 100 kg d’or par mois ». Dès juin 1911, les concessions attribuées à Mortages et Grignon sont transférées à la SMOA (Société des Mines d’or d’Andavakoera) et la Société entreprend d’importants travaux qui entraînent la fermeture de l’exploitation pendant un certain temps. Des galeries sont percées ; des ingénieurs arrivent en nombre important, une monnaie spéciale à la Société des Mines d’or d’Andavakoera est mise en circulation (ce que l’on appelle une « monnaie de nécessité », qui remplace la monnaie officielle), monnaie qui représente, évidemment, un perroquet sur une face (« koera » signifie « perroquet »). Mais, en dépit des installations et des équipements nouveaux, la production d’or va se mettre à baisser inexorablement. Dès 1912, l’Echo des Mines signale que la production aurifère ne cesse de décroître « surtout sur les provinces de Diego et de Mevatanana». Dans les dernières années d’exploitation, la production ne sera plus que de quelques kilos ! L’histoire de la Société des Mines d’or d’Andavakoera sera en fait une suite de désillusions économiques. En effet, très rapidement, la production d’or se révèle dérisoire ce qui obligera les exploitants à rechercher d’autres minerais comme le plomb ou le graphite. En fait, dès le début, les investissements ont été si importants, que la société ne dégage pas de bénéfices : en 1913, en effet, 383 kilos d’or sont extraits mais les immobilisations atteignant 4 millions de francs, il est impossible de distribuer le moindre dividende aux actionnaires. Dès 1921, la SMOA décide de suspendre ses travaux souterrains et de se contenter de l’orpaillage, ce qui permet à la production de remonter légèrement. Mais dès les années 1925, les comptes annuels se révèleront constamment déficitaires. En 1931, la Société confie la direction et la gestion technique des mines à la Société Neville Foster, contrat qui sera résilié en 1945.
Un espoir, la radiesthésie
En 1934, on parle beaucoup des pouvoirs des « radiesthésistes », c’est à dire des sourciers que l’on dit capables de détecter tout ce qui est perdu ou caché... L’or par exemple. D’après La revue du Limousin, la SMOA aurait envoyé un radiesthésiste à Andavakoera pour trouver cet or que l’on ne parvenait plus à extraire. Eurêka ! « le plus fort c’est que le radiesthésiste a réussi : si l’on en croit un communiqué de la Société, la production d’or serait passée de 18 kilos 145 en 1933 à 26 kilos 259 pour 1934. Aussi les actions Andavakoera viennent-elles de s’enlever de 57,50 à 126 ». Merveilleux résultat que Mortages, moins crédule que les actionnaires, met en doute avec ironie en nous racontant, dans ses Mémoires comment, roulant en voiture, le radiesthésiste, pendule en main, affirmait, en désignant un certain point : « Dans ce coin là, huit tonnes d’or !». Et Mortages de conclure que l’expérience sombra dans le ridicule.
Et Mortages, qu’est-il devenu ?
Son argent en poche, membre, avec Grignon du Conseil d’Administration de la SMOA, membre du Conseil d’Administration de la Chambre des mines de Madagascar, Président de la Chambre consultative de Diego Suarez, Président de la Chambre de commerce et d’industrie, membre de la Commission Municipale de Diego Suarez, il était, vers 1912 un des plus éminents personnages de Madagascar. Toujours animé de la fièvre de l’or, il s’associa avec un autre prospecteur, Caplong, dans les Mines d’or d’Ankitokazo. Et il revint à ses premières amours, l’hôtellerie, en construisant le fabuleux Hôtel des Mines, seul vestige encore debout (pour combien de temps ?) de sa grandeur. Il dépensa l’argent sans compter, contribua à la construction de la cathédrale, du kiosque à musique... Puis se ruina. Perdit son fils unique. Vendit l’Hôtel des Mines, géra des établissements de plus en plus modestes, à Joffreville notamment, devint laitier à Ambilobe et mourut dans un pousse-pousse à Diego Suarez, vers 9h, en face du marché de la rue Colbert, le 14 novembre 1944. Ceux qui l’avaient connu disaient qu’il venait de manger une omelette de 12 œufs : une mort à la démesure de sa vie... Mais, jusqu’au bout, malgré les revers, il avait gardé son enthousiasme, sa vitalité, sa générosité... et tous ses amis. Il léguait à sa femme des biens hypothéqués... et beaucoup de dettes.
Figure d’aventurier généreux et dynamique, Mortages reste pour toujours associé à la saga de cet or –qui fait encore rêver– dans le Nord de Madagascar.
■ Suzanne Reutt