Le 3 août 1914, l'Allemagne déclarait la guerre à la France et à la Serbie. Mais, dès le 1er août, la France avait déclaré la mobilisation générale. Quelles répercussions ces nouvelles eurent-elles à Madagascar, et principalement sur les militaires malgaches? Allaient-ils devoir partir en Europe?
Les premiers départs de tirailleurs malgaches
Les premiers départs de Diego Suarez, en 1915 concernèrent les réunionnais ainsi que, comme nous l’avons vu, les tirailleurs déjà en service. Ils furent suivis, au fur et à mesure de leur formation, par les envois de recrutés. Le Journal Officiel de Madagascar du 10 juin 1916 évoque le départ du 1er bataillon pour la Tunisie : « Le général commandant supérieur des troupes est heureux de porter à la connaissance des corps de troupe indigènes et des services du groupe les excellents renseignements qu’il a reçus au sujet du 1er bataillon malgache embarqué pour une destination extérieure à la Colonie (bataillon Galland, en garnison en Tunisie). Ce bataillon a quitté Madagascar en deux échelons: 1° Trois compagnies avec le chef de corps ont été embarquées à Diego-Suarez, le 22 octobre 1915, sur l’Océanien et le Ville d’Alger; 2° La 4ème compagnie du dit bataillon, avec des hommes de renfort, a quitté Diego, le 22 décembre 1915 sur le Caucase. Les mouvements accomplis par ces deux groupes jusqu’à l’arrivée à destination (Gabès) ont donné lieu aux remarques suivantes : Le premier groupe, débarqué à Bizerte, le 13 novembre 1915, après une excellente traversée, a rejoint Tunis. [...] Le second groupe a été soumis en mer aux fatigues d’un voyage pénible, soit en raison d’une température très froide, soit par suite des fatigues d’une mer très agitée, particulièrement en Méditerranée. Cependant les tirailleurs n’ont pas cessé de faire preuve d’un excellent moral; leur état de santé a été satisfaisant. La discipline, la tenue et l’entrainement des tirailleurs malgaches en Tunisie, n’ont fait que confirmer ce que pouvait laisser présager un semblable début ». Le commandant Galland dit de son côté : « C’est un bataillon de soldats vigoureux, disciplinés, très bons tireurs, instruits dans toutes les spécialités (grenadiers, signaleurs, agents de liaison) résolus au sacrifice et commandés par des officiers qu’ils suivront aveuglément partout ». Ces départs furent suivis de beaucoup d’autres et les tirailleurs malgaches furent effectivement partout et notamment dans les combats du nord de la France.
Les tirailleurs de Diego Suarez dans la guerre
Nous l’avons vu, les recrutements de volontaires furent plus importants sur les plateaux que sur les côtes. Mais le nord fournit cependant son contingent de volontaires, comme on peut le voir dans cette lettre, citée par Garbit et signée d’un nom bien connu des Antankarana puisqu’il s’agit du fils du roi Tsialana, le sergent Abdouramany:
« Fidèle à la tradition de mon grand-père qui, sans aucun combat, en 1841, a cédé à Sa Majesté Louis-Philippe, roi des français, les îles de Nossi-Be, Nossi-Mitsio, Nossi-Comba, et toutes les îles environnant Madagascar qui lui appartenaient, je remplirai jusqu’au bout mon devoir, au nom de mon père, Tsialana qui, empêché par l’âge mûr, n’a pu, avec tout son vif regret, venir lui-même prendre les armes pour la défense de la France, sa mère patrie, qui lui est toujours chère » Abdouramany, Sergent à la 82ème Compagnie.
Cependant, il est difficile, dans le grand brassage des hommes et de la guerre de retrouver la trace des tirailleurs originaires de Diego Suarez. Fondus dans différents bataillons (et même dans les bataillons sénégalais ou marocains), ils ont combattu essentiellement dans l’infanterie (infanterie coloniale, régiment de tirailleurs malgaches, bataillon mixte, bataillon d’infanterie coloniale de Diego-Suarez, bataillon de tirailleurs sénégalais, bataillon somalis...) et dans l’artillerie. Beaucoup des recrutés furent affectés à des travaux relevant du génie militaire (routes, tranchées ou approvisionnement en munitions etc.) ou de la santé (infirmiers, brancardiers...) mais un grand nombre furent envoyés au front où ils se conduisirent avec bravoure. Le plus célèbre bataillon de tirailleurs malgaches fut le 12ème bataillon de marche qui combattit héroïquement au Chemin des Dames en mai 1917. En 1918, lors de la deuxième bataille de la Marne, 500 de ses hommes moururent au combat.
En 1918, le Gouverneur Général Augagneur rendit hommage au courage des militaires malgaches : « Il insiste sur l’effort militaire des Malgaches dont 45 000 sont des engagés volontaires. Sur ce nombre, 15 000 servent brillamment dans l’artillerie avec les Européens ; il signale la glorieuse conduite du 12ème tirailleurs malgaches qui fut deux fois cité à l’ordre de l’Armée et qui, dans la dernière offensive, captura plus de 500 prisonniers et prit 7 canons » (J.O de Madagascar 25 août 1918).
Et dans sa conférence de 1919, le Gouverneur Garbit lit longuement le chapelet des citations qui furent décernées aux tirailleurs dont il vante inlassablement l’héroïsme. Je n’en citerai que deux ici : « Razafimpahitra - Tirailleur de 1ère classe. Blessé par grenade au cours d’une attaque ennemie dans la nuit du 20 au 21 septembre 1917, est resté à son poste, continuant le feu, et ne s’est fait panser que lorsque l’ennemi a été repoussé. Gustave - Tirailleur de 2ème classe. S’est vaillamment porté en avant, malgré un violent bombardement, pour aller chercher et ramener un européen blessé, tombé entre les lignes ».
Et Garbit vante aussi la générosité des malgaches même envers l’ennemi : « J’ai vu sur le champ de bataille, après l’action, des Malgaches donner leur café à boire à des blessés boches ou les couvrant d’une couverture abandonnée ». En France, les tirailleurs malgaches ont combattu en Alsace, en Lorraine, dans l’Aisne, dans les Ardennes, dans la Marne, la Meuse, la Meurthe et Moselle, le Nord, l’Oise, le Pas de Calais, la Somme, les Vosges... Mais aussi en Albanie, en Allemagne, en Grèce, en Italie, en Serbie, en Tunisie, en Turquie...
Sur les champs de bataille de la Grande Guerre les tirailleurs malgaches ont combattu au coude à coude avec les soldats français... dont certains venaient, comme eux de Madagascar. C’est le cas d’une famille dont tous les Antsiranais connaissent le nom puisqu’une rue de la ville porte leur nom, la rue Imhaus.
Le commandant Imhaus et ses fils
Théodore Imhaus, né à La Réunion et époux de la fille du député François de Mahy est affecté à Madagascar comme chef de bataillon au 13ème régiment d’Infanterie coloniale, puis par décision du 30 avril 1904, il passe au 3ème régiment de tirailleurs malgaches. Mis en congé à sa demande, il va créer, avec MM. Dubois et Pivert les briqueteries d’Ankorika, qu’il exploitera ensuite avec ses fils et il deviendra un des notables de Diego Suarez. C’est pendant la Grande Guerre que la destinée de cette famille va prendre l’allure d’une tragédie antique. Si certains lecteurs de La Tribune ont vu le film de Spielberg Il faut sauver le soldat Ryan qui montre comment tout est fait pour sauver l’unique enfant restant d’une famille qui a perdu deux fils dans la dernière guerre, ils ne pourront s’empêcher de penser que l’histoire des Imhaus dépasse de loin le drame de la famille Ryan. En effet, la guerre tuera le père (le commandant Théodore Imhaus), ses quatre fils et son frère. Et, pour faire bonne mesure son petit-fils sera tué en 1944 lors de la 2ème guerre mondiale ! Le premier mort sera François, mort des suites de ses blessures dès le début des hostilités en septembre 1914 ; puis suivront André et Émile, des jumeaux, tous deux morts à 20 ans en 1915 et dont les corps ne furent pas retrouvés ; et enfin le dernier des fils mourra « tombé au champ d’honneur » à la fin de la guerre, en juillet 1918. Tous faisaient partie de l’Infanterie coloniale. Quant au commandant Théodore Imhaus, engagé volontaire malgré son âge, il mourra héroïquement le 30 mars 1916. Voilà un extrait de sa citation : « Officier supérieur animé des sentiments les plus élevés. Venu sur le front à 61 ans, a donné un exemple de sa bravoure en se jetant revolver au poing, suivi de ses agents de liaison, sur une troupe ennemie qui tentait un encerclement. A réussi par son action héroïque à arrêter le mouvement enveloppant. A été tué d’une balle au cœur »(J.O R.F du 7 juin 1916)
La guerre de 14-18 a fait des milliers de morts et Madagascar a payé un lourd tribut. 3750 malgaches environ sont morts soit environ 10% des recrutés. Ils sont morts dans les combats, de leurs blessures, de maladie... ou dans le naufrage du Djemnah
Le naufrage du Djemnah
Le Djemnah, paquebot des Messageries Maritimes, est un bateau bien connu des Antsiranais de l’époque puisqu’il a assuré la ligne de l’Océan Indien entre 1895 et 1914. Tous les antsiranais, au début du siècle (le XXème) se souviennent du jour où, pris dans un terrible cyclone, le 15 décembre 1899, il se retrouve, à 4 heures du matin, à l’état d’épave, machines et gouvernail brisés. Heureusement, il sera sauvé, dans des conditions épouvantables par le Caravellas qui parvient à le remorquer jusqu’à Diego Suarez en le tractant par sa chaîne d’ancre. C’est sur ce même Djemnah que trouveront la mort, le 14 juillet 1918, 190 tirailleurs (dont beaucoup recrutés à Diego Suarez) de retour au pays à la fin de la guerre. En effet, ce jour-là, le Djemnah, parti de Marseille le 1er juillet est torpillé en Méditerranée par le sous-marin allemand UB 105 dans le sud de la Crète : 548 personnes périront dans ce terrible naufrage.
Le Djemnah à Marseille
Transport postal et auxiliaire de type Iraouaddy mis à flot le 27/09/1874. 5 400 T, 124,9 x 12,1 m ; 1 machine à vapeur compound, 6 chaudières au charbon ; 2 900 cv ; 13-14 nds ; une cheminée ; 83 passagers en premières, 42 en secondes, 60 en troisièmes plus éventuellement 1 200 hommes en entrepont. Torpillé par le UB 105 (KL Wilhelm Marschall) en Méditerrannée dans le sud de la Crête, entre Benghasi et Derma par 33°12 N et 23°55 E. Il y a 548 morts, dont 190 tirailleurs Malgaches sur le chemin du retour après les combats.
Le retour à Madagascar
Quant aux tirailleurs qui reverront la terre natale, leur joie sera ternie par quelques désillusions. Le gouverneur Garbit, en conclusion de sa conférence avait averti : « Ces hommes constitueront une force économique nouvelle. Ils ont pris l’habitude de l’effort soutenu et discipliné ; ils ont aussi pris le goût de plus de confortable, du moins dans leur nourriture et dans leurs vêtement: ils devront travailler davantage pour le satisfaire. En outre, beaucoup ont appris un métier[...] Tous ces hommes constitueront des spécialistes précieux pour les entreprises de nos colons[...]Tout ceci, bien entendu, si nous savons les utiliser. Il n’en serait évidemment plus de même si ces Malgaches ne trouvaient pas, à leur retour chez eux, la bienveillance et la sollicitude à laquelle ils ont droit ». En réalité, les combattants de 14-18 ne trouvèrent pas toujours cette bienveillance que demandait Garbit. Bien sûr, ils ont été honorés : les troupes coloniales ont tenu un rang important dans les défilés de la Victoire et les corps des tirailleurs tués ont été inhumés avec les hommages qui leur étaient dus. Mais, en dehors des honneurs, les combattants et travailleurs de la guerre ne trouvèrent pas, à Madagascar, la gratitude à laquelle ils pouvaient s’attendre. Tout d’abord, ils retrouvent un pays en situation de crise. Le gouverneur Augagneur signalera, en 1918 que « les engagements de plus de 40.000 tirailleurs qui représentent la partie travailleuse de la population, et une saison agricole exceptionnellement mauvaise, ont eu pour résultat, en 1917, une diminution considérable de la production ». D’autre part, alors qu’on leur avait fait miroiter l’accès à la nationalité française, la citoyenneté a été octroyée « au profit des groupes dirigeants et non des tirailleurs qui les réclament à bon droit » (Chantal Valensky, Le soldat occulté). A Diego-Suarez, c’est Jean Ralaimongo, engagé volontaire en 1916, qui, avec d’anciens soldats, incarnera la révolte devant cette désillusion en défendant les thèses de la Ligue Française pour l’Accession aux droits de citoyens des Indigènes de Madagascar (LFADCIM) et qui animera la lutte pour la naturalisation en masse. Cependant, les « Anciens combattants » revenus dans leurs villages resteront dans l’ensemble des hommes estimés et respectés : ils ont traversé les mers, connu la France, côtoyé la mort et lutté au coude à coude avec les poilus français qui avaient appris à les estimer et à partager avec eux l’horreur et la fraternité de la guerre.
■ Suzanne Reutt