En 1888, le territoire de Diego Suarez est gouverné à la fois par un gouverneur civil, Froger, et par un commandant supérieur des troupes, le colonel Badens. Ce qui ne plaît ni aux civils ni aux militaires !
Si la population civile est théoriquement majoritaire (3480 sur 4607 habitants), elle est surtout composée de 2689 malgaches et Comoriens qui n’ont pas beaucoup voix au chapitre! Les militaires, par contre (1127) comptent beaucoup plus de métropolitains dans leurs rangs. Il s’ensuit une compétition farouche entre militaires et civils dont on relève l’écho dans les correspondances de l’époque et sur laquelle ironise l’auteur du Journal des débats, cité dans la première partie de cet article (Tribune n°129) : « Aujourd’hui, Diego Suarez [...] figure au budget colonial pour une somme de 993 814 Fr, et au budget marine pour la moitié environ de ce chiffre. L’autorité militaire y a installé des artilleurs qui se sont mis à construire, à droite et à gauche, des fortins, des magasins et des maisons ; le professeur de Brest (Froger)...a fait venir des travailleurs civils pour faire concurrence aux ouvriers militaires ».
Des conflits permanents entre civils et militaires
Le député Brunet, pendant sa mission de 1888 à Diego Suarez dresse un véritable réquisitoire contre les militaires, affirmant que « Au reste, il semble qu’à Diego Suarez tout ce qui est civil doive céder le pas à l’élément militaire » et il ajoute : « est-ce vice d’organisation ? insuffisance d’instructions ? Le gouverneur lui-même n’a pas toujours été considéré par le commandant des troupes comme le chef réel de la colonie. Cette question des pouvoirs non séparés est la source d’un conflit permanent ». Le meilleur exemple de ces luttes de pouvoir, d’après Brunet, est le problème de l’alimentation en eau de la ville : « Récemment les habitants se sont vus privés d’eau pendant plusieurs jours, les fontaines ayant tari ; pour les besoins des troupes, on s’approvisionnait par bateaux à Diégo (Cap Diégo); en temps ordinaire, un fonctionnaire est placé près de chaque fontaine, pour surveiller et régler l’emploi de l’eau par les habitants et empêcher que personne ne puisse être servi avant les troupes...» et les travaux entrepris ne le rassurent pas : «Un projet de canalisation a été dressé, par les soins de l’artillerie, à l’effet d’approvisionner d’eau la ville d’Antsirane. Mais il y a lieu d’observer que si c’est l’artillerie qui exécute ce travail et si la surveillance du canal appartient à l’autorité militaire et non à l’autorité civile, la situation actuelle ne sera que faiblement modifiée ».
Des artilleurs qui se sont mis à construire...
Dès les débuts de l’occupation française , le premier Commandant particulier de Diego Suarez, Caillet avait dû loger les troupes et mettre en place la défense du nouveau Territoire. Cependant , les mesures prises par Caillet avaient un caractère provisoire dans l’attente de décisions définitives sur le statut de Diego Suarez. Après la mission d’inspection du Général Borgnis- Desbordes, en 1887, un plan de défense définitif fut décidé. En ce qui concerne la défense du front de terre, le poste de Mahatsinjoarivo (dont on voit encore les ruines au-dessus de l’aéroport d’Arrachart), établi par Caillet , fut choisi comme « point d’appui principal de la colonie ». Le décret du 8 février 1888 affecta à ce poste 300 soldats dont deux compagnies de disciplinaires et une compagnie de tirailleurs indigènes, chaque compagnie comprenant 100 hommes, plus un encadrement de 37 hommes dont 4 officiers et 8 sous-officiers. 5 gendarmes à cheval furent chargés des liaisons avec les autres postes. Cependant peu de constructions furent effectuées pour renforcer le réduit construit par Caillet puisque 4 ans après, le botaniste de Kergovatz constatait que « le fort de Mahatsinzo n’est encore qu’une longue caserne défensive en pierre entourée d’une forte palissade ». En fait, le manque de crédit et d’hommes ne permit pas à l’autorité militaire de faire les aménagements nécessaires. Cependant, la plupart des aménagements de la ville sont dus aux artilleurs qui , en 1889, ont construit une briqueterie à Cap Diégo et qui sont à l’origine de l’aménagement du plateau. Mais, si l’armée s’occupe parfois des constructions civiles, le Gouverneur Froger se charge parfois de problèmes de défense !
Quand le gouverneur Froger installe des bâtiments militaires
Dans sa politique d’expansion territoriale, conforme aux instructions qu’il avait reçues à sa nomination (« il nous est indispensable de posséder autour de la baie un espace suffisant pour constituer un périmètre de protection efficace ; nous devons notamment être maîtres des hauteurs avoisinantes...»), Froger se montra plus agressif que les militaires. Favorisant la colonisation au-delà des frontières fixées par le Traité Franco- Merina de 1885, il peuple la plaine d’Anamakia et crée de nouveaux villages : notamment Mangoaka, Ambararata et le village de la Baie du Courrier. Pour protéger ces nouveaux pôles de colonisation, il dut faire installer des postes militaires tenus par des tirailleurs. En fait, les objectifs de Froger répondaient non seulement aux exigences économiques (recherche de ravitaillement) mais aussi aux nécessités de défense du nouvel établissement de Diego Suarez. Ce double souci stratégique et économique est clairement exprimé dans sa lettre du 23 mai 1888: « En poussant les limites de notre établissement jusqu’à Antsatrokala, à 25km au sud de la baie, nous nous assurons un sanatorium indispensable, nous couvrons les vallées cultivables qui peuvent assurer nos subsistances en cas de guerre. Nous gardons les ruisseaux qui alimentent nos établissements et nous complétons la défense de la rade et de la ville qui pourra toujours être prise à revers à l’improviste si nous n’avons aucune garde dans la montagne...»
Cependant Froger, comme l’autorité militaire, manque d’hommes. Un projet, qui ne se réalisera pas, vise à suppléer cette insuffisance de main d’œuvre.
Un bagne à Diego Suarez ?
En 1885, une série de décrets va fixer les « mesures d’exécution de la peine de la rélégation aux colonies ». Qu’est-ce que la relégation ? « En règle générale, lorsqu’un relégable a subi en France, la peine principale qui a motivé sa condamnation, il est immédiatement mis à la disposition de l’administration, qui, seule, désormais, va s’occuper de son transfert aux colonies, conformément à ce qui se passe pour les condamnés aux travaux forcés ». Il s’agit donc de « recaser » dans les colonies les condamnés ayant purgé leur peine. Cette relégation est présentée comme une chance(!) pour le relégué : « La situation qui est faite au relégué sur le territoire de la relégation diffère absolument de celle qui lui est faite, en France, dans les pénitenciers. Sans exagérer, nous pouvons hardiment affirmer qu’aux colonies, c’est une nouvelle vie qui va commencer pour ce malfaiteur endurci [...] Pour lui, en effet, le changement de patrie va amener un changement dans sa condition ». Toute une série de décrets va donc fixer les conditions de la relégation qui s’appliquera notamment à la Guyane et à la Nouvelle-Calédonie... et à Diego Suarez.
Un décret en date du 13 juin 1889 est relatif à la constitution de groupes de relégués collectifs à Diego Suarez. « Art. premier : Le territoire de la colonie française de Diego Suarez [...] est désigné pour recevoir des groupes de relégués collectifs formés en section mobile qui prend le n°3. Ces relégués seront employés à des travaux de routes, de défrichement et d’assainissement.
Art.2 : L’effectif de la section sera au maximum de 400 relégués.
Art.3 : Les fonctions déterminées par l’art.7 du décret du 18 février 1888 sont confiées à un commandant de pénitencier ou à un surveillant principal de relégation. Tant que l’effectif ne dépassera pas cent relégués, un surveillant-chef pourra être chargé de la direction de la section ».
En réalité, ces relégués doivent être demandés par la colonie mais seule Mayotte demandera à en recevoir. Pour Diego Suarez, la seule personne désignée fut une femme à propos de laquelle il est précisé « où son mari, qui désire la rejoindre, trouvera facilement de l’ouvrage ». Cette femme vint-elle finalement à Diégo ? On ne le sait pas. Certaines sections de relégués devaient être utilisés « aux travaux de route » : c’est une section de ce type qui devait être envoyée à Diego Suarez. Cependant, la 3ème section « qui devait avoir son établissement à Diego Suarez, mais qui, pour des causes qui nous échappent, n’y a point encore été installée comprend à peine vingt-deux sectionnaires ».
En tous cas, Diego Suarez n’accueillit pas de relégués civils jusqu’en 1896 (4 relégués) et 1897 (20) qui accomplirent à Diego Suarez leur service militaire. Les autorités civiles continuèrent donc à manquer d’ouvriers qualifiés ...et l’autorité militaire de soldats pour assurer à la fois les travaux du génie et ceux de la défense. Mais la défense contre qui?
L’attitude merina face aux empiétements français
La France veut se défendre contre les ennemis de toujours, les hovas d’Ambohimarina retirés dans leur forteresse d’Ambohimarina, alimentée en armes par leurs alliés anglais qui ont débarqué du matériel en baie du Courrier en novembre 1886... Les habitants de Diego Suarez sont persuadés de la menace et n’hésitent pas à la dénoncer, comme dans cette lettre d’un anonyme, en date du 10 août 1888, parue dans la presse française : « Les Hovas, qui ne veulent pas qu’on leur fasse concurrence et considèrent avec jalousie le développement de Diégo et de Nossi-Be, demandent le relèvement des droits de douane et j’ai bien peur qu’ils ne l’obtiennent. En ce moment, ils sont occupés à établir des postes militaires et douaniers autour de nous pour couper nos communications par terre avec Nossi-Be et à abattre les pavillons français que nos anciens protégés, les Antankares avaient gardés avec obstination. Leur audace restant impunie, ils osent tout. Ils enlèvent des enfants à Ansirane même pour les vendre, ils tuent un créole qu’ils soupçonnaient d’espionnage, et ces actes restent impunis. Vous comprenez que cette situation n’est pas faite pour encourager nos commerçants ni les colons qui se demandent si leurs concessions ne vont pas être demain données aux Hovas ». Et, dans son délire anti-merina, l’auteur de la lettre va jusqu’à accuser le Résident français à Tananarive de collusion avec les hovas d’Ambohimarina : « Je suis persuadé qu’ils (les commerçants et les colons) se trompent mais je comprends qu’ils pensent ainsi lorsqu’ils voient détacher des officiers (français) pour aller former et commander l’infanterie des Hovas contre nos alliés d’hier (les Antankarana)». Et, effectivement, les militaires français entretiennent, avec la garnison merina d’Ambohimarina, de meilleures relations que les civils. C’est ainsi que les premières photos du Gouverneur d’Ambohimarina seront prises et offertes aux officiers merina par le capitaine de Tugny, officier photographe accompagnant le Résident français Le Myre de Villers.
En face de cette animosité du Gouverneur Froger et de la population française d’Antsirane, quelle est l’attitude des autorités d’Ambohimarina?
La politique d’Ambohimarina
Lors de la mission effectuée par Rainizanamanga, fils du Premier Ministre, afin de trancher les problèmes de la délimitation celui-ci avait laissé des instructions visant à supprimer les tensions aussi bien avec les français qu’avec les Antankarana. Les officiers de haut rang qui ont été nommés, (Ramaka , 1er gouverneur, Ratovelo 2ème gouverneur et Rainitavy, 3ème gouverneur,) dans la «politique de charme» qu’ils pratiquent pour dissuader les populations autochtone d’émigrer dans l’établissement français, se livrent à des travaux de modernisation : une école est créée à Ambohimarina, le port d’Ambodivahibe est rénové afin de remplacer celui de Diego Suarez occupé par la France, des travaux d’aménagement agricole sont effectués. Cependant ce qu’Ambohimarina appelle la « politique de conciliation» n’est en fait qu’un aveu d’impuissance en face des empiètements français.
En fait, en 1888-89 en dehors des litiges concernant les droits de douane, peu de conflits opposeront français et hovas. Mais cette politique de conciliation n’aura qu’un temps...
A suivre...
■ Suzanne Reutt