En même temps que la population s’accroît, les structures administratives, culturelles et sociales de Diego Suarez vont connaître, à partir de 1892, un essor important, qui va améliorer la vie quotidienne des habitants d’Antsirane. Mais beaucoup reste encore à faire...
Les structures administratives
Dans cette ville qui n’a pas encore 10 ans d’existence, la plupart des édifices publics ont vu le jour, même s’ils offrent encore, pour la plupart, un aspect plutôt rudimentaire. Déjà Antsirane dispose de bâtiments pour l’administration : direction de l’intérieur, hôtel du gouverneur. Ce bâtiment, qui n’est pas la Résidence du bas de la rue Colbert que nous connaissons, est situé en face de la résidence du Commandant supérieur des troupes dans le quartier militaire : grosses bâtisses carrées au toit à quatre pans, ils sont toujours là, l’un et l’autre, en face et à côté du Cercle Mess. On a également créé des écoles, une trésorerie, un bureau de poste, un hôpital (à Cap Diego), une église, un tribunal, une prison, un atelier des travaux publics et même, une Caisse d’épargne installée par un décret du 2 octobre 1892.
Par ailleurs, l’isolement du Territoire va se faire moins gênant du fait du développement – hélas relatif – des communications avec l’extérieur.
Les communications : du mieux... et du moins bon.
Les bateaux
En ce qui concerne les relations avec la France et les autres pays de l’Océan Indien, le trafic maritime se développe régulièrement : le port est visité plusieurs fois par mois par des paquebots des Messagerie Maritimes et de la Compagnie Havraise de navigation et par un bateau qui fait le service direct avec Maurice. En effet, depuis 1888, la Compagnie des Messageries Maritimes a établi, par accord avec le ministère français des Affaires étrangères, des dessertes locales incluant Diego Suarez. La ligne de la côte orientale d’Afrique, la ligne V, qui a été créée en 1888, part de Marseille et fait escale à l’aller à Port-Saïd, Suez, Obock, Aden, Zanzibar, Mayotte, Nossi-Be, Diego Suarez, Sainte-Marie, Tamatave, La Réunion, Maurice ; au retour : La Réunion, Tamatave, Sainte-Marie, Diego Suarez, Nossi-Be, Majunga, Mayotte, Zanzibar, Djibouti, Suez, Port-Saïd, Marseille. Le paquebot des Messageries Maritimes part de Marseille le 12 de chaque mois et arrive à Diego Suarez le 5 du mois suivant. Quant aux bateaux de la Compagnie Havraise Péninsulaire, partant du Havre le 10 de chaque mois, ils arrivent à Diego Suarez après escale à Bordeaux et à Marseille. En fait, en l’absence de routes intérieures les navires de la Compagnie assurent une sorte de cabotage entre les villes de Madagascar. Transportant des passagers et des marchandises, ils assurent aussi le transport du courrier (ils sont subventionnés par l’État français pour cette mission postale) et sont généralement appelés localement, et quel que soit leur nom, « le Courrier » ou « la Malle ».
Ce mouvement du port permet à un Antsiranais d’écrire : « Depuis quelque temps, notre rade offre en petit le spectacle d’un port de Marseille [...] Une véritable forêt de mâts coupe l’horizon ». Mais il ajoute, et déplore que « ce sont des mâts de boutres battant pavillon rouge. Qu’il en est arrivé de ces marchandises anglo-indiennes et de cette camelote allemande !»
Cependant, la desserte de Diego Suarez par de nombreux navires a pour avantage - en dehors de l’ouverture sur le monde qu’elle procure- d’aider au développement du Territoire par l’afflux de clients, venus des régions avoisinantes qui ne sont pas en rapport avec l’extérieur. C’est ce que constate le voyageur Chabaud en 1893 : « Les Antankares [sic] forment un groupe d’une dizaine de milliers d’individus, qui ne peuvent se pourvoir qu’à Antsirane de tissus, de liqueurs, de quincaillerie etc. Enfin, les habitants des riches plaines de Vohémar commencent à envoyer leurs produits vers nos établissements et à venir y acheter des marchandises d’importation dont ils ont besoin, car le paquebot ayant cessé de toucher Vohémar, ce port ne se trouve plus en communication avec Maurice que pendant la mousson du sud-est.» Et il ajoute que ce commerce devra « évidemment se développer à mesure que les communications avec l’intérieur deviendront plus faciles » ...ce qui n’est pas encore le cas.
Les routes
En effet, Antsirane manque cruellement de routes. C’est ce que constate le savant Kergovatz en 1892 : « Des colporteurs, que les commerçants français commencent à employer, à l’exemple des Indiens, vont porter la toilerie, la quincaillerie, la verrerie débarquées à Antsirane jusqu’à 25 lieues dans l’intérieur, et rapportent en échange, de l’écaille, du caoutchouc, de l’ambre gris, du copal et des piastres [...] Chaque mois, à la suite du facteur de la Résidence Générale qui vient apporter et chercher la poste à Antsirane, tout un convoi de Sakalaves arrive ici, et se fournit de marchandises diverses. Malheureusement, en l’absence de routes carrossables, il faudrait organiser, pour développer ce commerce, des convois réguliers de bœufs porteurs ». Et Kergovatz ajoute que le gouverneur du fort militaire merina d’Ambohimarina s’était même associé à un négociant français pour organiser ces convois...a vant que les relations ne se détériorent entre français et merina ! En fait, Antsirane est totalement enclavée, vers l’intérieur, du fait du manque de chemins carrossables et les voyageurs doivent circuler en filanzane (chaises à porteur) dès qu’ils sortent de la ville. Mais l’administration de la ville, qui ne reçoit pratiquement pas de subventions pour les civils, n’a pas les moyens de construire des routes. Aussi, en 1893, le député de La Réunion, François de Mahy, se battra avec succès pour obtenir de l’Assemblée Nationale une augmentation de 100 000 francs du budget accordé à Diego Suarez pour construire des routes et éclairer la rade.
La voie ferrée : rêves et réalité
Cependant certains points de la colonie sont déjà accessibles par le rail, plus précisément par des voies de chemin de fer Decauville. Partant des quais une voie étroite grimpe au quartier militaire et se poursuit sur 8 km jusqu’au pied du fort de Mahatsinjoarivo (au-dessus de l’actuel aérodrome d’Arrachart) alors occupé par les tirailleurs sakalaves ; une autre dessert la Graineterie française, l’immense usine que l’on vient de construire à Antongombato. Cette seconde voie part de l’embarcadère de la rivière des Makis et remonte la vallée sur 9 km : elle est parcourue par la petite locomotive « La Mignonne » qui, avant d’être mise en service à Diego Suarez, promenait les visiteurs parisiens de l’exposition de 1889 (elle se trouve encore aux Salines, en pièces détachées qui atendent une bonne volonté pour être restaurées). Mais, en ce qui concerne les voies ferrées, l’année 1892 voit naître un projet beaucoup plus important. Ce projet, qui paraît dans le journal de Tamatave Le Madagascar est l’œuvre de l’agent-voyer de Diego Suarez, qui est également défenseur auprès du Tribunal. D’après Le Madagascar, ce monsieur, M. Rives, a été directeur civil de la ligne ferrée du Soudan français. Quant à son projet, il le formule ainsi : « Projet de navigation et de transports par chalands pour desservir les Baies de Diego Suarez et du Courrier et la Côte Nord-Ouest, avec transbordement par chemin de fer Decauville entre les deux baies ». Après avoir détaillé le début de prospérité de Diego Suarez et le développement d’Antsirane, Rives constate que « ses rues spacieuses et bien trouées s’arrêtent brusquement à la sortie de la ville. A partir de ce point on ne trouve pas une route, pas un chemin réellement praticable...». Les communications entre les divers centres économiques du nord de Madagascar doivent donc se faire par bateaux. Un service de chalands existe déjà entre Antsirane, Cap Diego, Namakia et Orangea mais il est d’après lui rudimentaire et très cher : « Les voyageurs entassés pêle-mêle avec les marchandises sur de trop petites embarcations, fort négligées, restent pendant toute la durée de la traversée exposés aux rigueurs d’un soleil de plomb, de pluies torrentielles...»
Relier Diego Suarez à la Baie du Courrier permettrait de commercer facilement avec Nossi-Be... Son projet consiste donc à acheter, pour la baie de Diego Suarez, 3 chalands de 50 tonnes, 3 de 25 tonnes, conçus pour le remorquage des bateaux et 4 chalands (2 de chaque tonnage) pour la Baie du Courrier). Pour le transbordement entre les baies de Diego Suarez et du Courrier, il lui faudrait « Dix mille mètres de voies de chemin de fer Decauville d’un écartement de 0,50m, quatre wagons pour le transport des voyageurs. Dix wagons plate-forme de différents modèles pour le transport des marchandises.» La suite du projet nous laisse perplexe : « Ces wagons seront poussés à bras par des manœuvres pour les débuts, la traction par des mulets semble plus pratique pour ce petit parcours (8km environ).» Merci pour les manœuvres ! En fait, ce projet, qui sera repris plusieurs fois dans l’histoire de Diego Suarez ne verra jamais le jour. Sans doute encore une fois, faute de financement. Mais M.Rives verra encore plus loin. En 1893, on peut lire dans le Petit Journal que « Les concessions d’une ligne de chemin de fer de 64 km, entre Antsirane et la baie d’Irohono, avec adjonction de deux services par voie de mer, l’un pour desservir la baie de Diego Suarez et l’autre la côte Nord-Ouest de l’Ile de Nossi-Be, ont été accordées, le 23 janvier à M.Rives [...] Les devis s’élèvent à plus de 3 millions (environ 10 millions d’euros) Comme garantie, le gouvernement local lui a concédé 10 000 hectares de bon terrain et autres avantages qui représentent environ la même somme. Nous espérons que M. Rives hâtera l’exécution de ce vaste programme.» ...que l’on attend toujours !
Cependant, sans sortir de leur ville, toujours enclavée malgré les projets mirifiques, les Antsiranais commencent à avoir des loisirs culturels.
Un début de vie intellectuelle
Le Madagascar, toujours lui, annonce ainsi qu’Antsirane a pu accueillir un concert de « The artistical concert society » (ce qui montre que les relations ne sont pas si mauvaises avec les Anglais !). Plus important encore, Diego Suarez a maintenant (depuis début 1893) sa presse locale : en effet, deux journaux viennent d’être créés : Un journal satirique hebdomadaire, le Maki et un bi -hebdomadaire L’Avenir de Diego Suarez qui se veut « organe indépendant ». En fait, un autre journal avait déjà vu le jour, début 1892 : il s’agissait du Journal de Diego Suarez, qui, apparemment avait surtout des visées électorales. En effet, il avait été fondé à l’initiative d’Henry Mager qui préparait sa candidature à la députation de Diego Suarez. Il semble que ce journal, dirigé par deux Mauriciens, Huguin et Gimel n’ait pas eu une longue parution. Cependant, si « Diego Suarez marche chaque jour davantage dans la voie du Progrès », comme on peut le lire dans Le Madagascar, l’avenir n’est cependant pas totalement dégagé.
Les points noirs
Tout ne va pas bien à Diego Suarez. Une des principales sources de mécontentement est le manque d’eau. Quand les français se sont installés à Diego Suarez, on a capté les quelques sources qui arrivaient à la mer ; mais elles ne suffisent plus à une ville qui a énormément grossi : aussi, la population est-elle fortement rationnée en saison sèche. Un projet, d’un montant de 300 000 F. établi par l’artillerie, et qui prévoyait d’amener l’eau à partir d’une dérivation de l’Analandriana, a été contesté et le Ministère des Colonies a mandaté une société civile pour établir un contre-projet... qui coûte 800 000 F. Cette concurrence désastreuse qui donne une idée de la rivalité permanente entre civils et militaires a d’ailleurs été évoquée à l’Assemblée Nationale dans sa séance du 15 mai 1893.
Autre sujet d’inquiétude : si les rapports qui partent pour Paris présentent la situation économique sous le meilleur jour, il n’en est pas de même dans la réalité : l’agriculture ne donne pas les résultats escomptés, quant à l’industrie, elle se résume en 92-93 à la production de la Graineterie française, l’énorme usine de conserves de bœufs d’Antongombato. Or, si Le Madagascar se félicite du « bon fonctionnement de la Graineterie française qui abat 20 bœufs par jour » (n° du 11 août 1892), c’est un autre son de cloche qui s’exprime en France, à l’Assemblée Nationale, dans la séance du 17 juin 1893. Quelques mots d’abord, sur l’honnêteté des pratiques de la Graineterie qui a fait durer la construction de l’usine pour bénéficier de l’autorisation (donnée par le ministère de la Guerre) d’acheter – en attendant la mise en service de l’usine – les conserves de bœufs en Amérique. Opération juteuse : la Société les achetait 55 centimes et les revendait à l’Etat à 1fr15 ou 1fr20 ! Quand enfin les produits d’Antongombato ont été livrés voici ce qu’a constaté le Ministère de la Guerre : « des conserves de viande qui présentent certaines défectuosités [...] dégraissage insuffisant [...] cuisson un peu trop grande [...] mollesse de la viande qui devient flasque [...] présence de petites masses de sang coagulées dans les fibres musculaires [...] excès de gelée [...] remplissage irrégulier des boites » Appétissant... Et l’intervenant, qui soulève le problème à l’Assemblée, termine par ces mots : « Voici ce que la Graineterie française nous glisse tous les jours dans les magasins militaires...».
Autre espoir industriel : les concessions de salines... mais qui ne sont pas suivies d’un début de réalisation, les deux sociétés attributaires se livrant un sauvage procès !
Une situation économique qui rend certains observateurs pessimistes sur l’avenir de Diego Suarez... d’autant plus que la situation se tend de plus en plus entre la colonie française et le gouvernement merina du fort d’Ambohimarina qui renforce son armement de 6 pièces de canons alors que les militaires de Diego Suarez se plaignent d’un manque d’effectifs avec la suppression de la 3ème compagnie d’infanterie de marine. Des nuages sombres qui s’amassent sur Diego Suarez et qui ne vont pas tarder à éclater...
(A suivre)
■ Suzanne Reutt