Le premier semestre de 1894 a été marqué, à Diego Suarez, par une montée des tensions entre le Territoire (sous domination française) de Diego Suarez et le gouvernement malgache de la forteresse d’Ambohimarina, fidèle à la reine. Ces tensions vont s’aggraver au fur et à mesure que le gouvernement central de Tananarive et la France durciront leur position réciproque
La détérioration des rapports franco-malgaches
Le traité de 1885 qui accordait entre autres le territoire de Diego Suarez à la France n’avait jamais été vraiment accepté par les deux parties en présence. Dès le début de 1894, les rapports entre les deux gouvernement se détériorèrent gravement. En octobre 1894, le représentant de la France, Le Myre de Vilers présenta au Premier Ministre malgache Rainilaiarivony un additif au Traité de 1885 qui établissait en fait le protectorat de la France sur la totalité de Madagascar ; puis, le 20 octobre, il adressa un ultimatum au gouvernement malgache. Faute d’un accord, Le Myre de Vilers quittait Tananarive le 27 octobre. Les relations étaient définitivement rompues. Comme le dirent les observateurs de l’époque « la parole était aux canons ».
Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, dans le Nord, on s’armait de part et d’autre depuis quelques mois. Les effectifs militaires du fort merina d’Ambohimarina s’étaient considérablement renforcés, des armes et des munitions étaient arrivées et les soldats s’exerçaient sous la conduite de deux officiers anglais. Du côté français, de nouvelles troupes étaient venues renforcer la garnison et des crédits pour des munitions avaient été votés. Les mois qui allaient suivre virent les deux gouverneurs, hova et français faire assaut de provocations réciproques.
Des intimidations de part et d’autre
Le gouverneur Ratovelo informa les autorités françaises, le 20 juin 1894, qu’il avait pour mission d’administrer la région en dehors de la limite d’un mile et demi de Diego Suarez, en vertu de l’appendice au Traité signé en 1885 et que, par suite, il demandait l’évacuation de tous les postes français en dehors de ces limites. Froger écrivit alors au Ministre des colonies (lettre du 6 juillet 1894) : « L’attitude arrogante des Hova s’est tournée ces jours derniers en hostilités déclarées. Les nouvelles de Tananarive sont de plus en plus mauvaises. Au Cap, à Natal, à Maurice, on recrute ouvertement des instructeurs et des aventuriers anglais pour nous faire la guerre ». Et il ajoutait, dans un autre courrier, que l’on recrutait, à prix d’or, de nombreux officiers étrangers, dont des allemands. Cependant, sa hiérarchie lui recommanda de ne pas céder aux provocations. Fin juillet, Froger avertit que plusieurs centaines de hovas occupaient des villages où flottait le pavillon français. A la suite de l’intervention du Résident Général Larrouy auprès de la cour de Tananarive, les Hovas évacuèrent la quasi totalité des villages occupés sur les flancs de la montagne d’Ambre. Mais la guerre des gouverneurs se poursuivit à travers menaces et promesses. Tandis que Ratovelo enjoignait aux français établis en dehors des limites françaises de quitter les lieux et annonçait que les français seraient bientôt jetés à la mer, le gouverneur Froger « bombardait » son administration de nouvelles alarmantes.
Des « escarmouches » à Diego Suarez
Les duels verbaux s’étaient doublés, dès le second trimestre de 1894 de heurts entre les deux camps. Dès le mois de juillet un certain nombre d’accrochages avaient opposé les français aux malgaches d’Ambohimarina. Un des plus importants se produisit le 1er juillet. Voici le récit qu’en donne, le 20 août 1894, le journal Le Gaulois : « On lit dans le Madagascar, arrivé ce matin, par le paquebot Amazone : "Nous avons reçu de graves nouvelles de Diego Suarez ; nous les donnons sous réserves ; On se souvient que les gendarmes d’Antsirane, envoyés par le gouverneur, M.Froger, pour se rendre compte de l’installation des Hovas à Ambibaka, sur le territoire français, avaient capturé sept indigènes armés qui ont été écroués. Dernièrement, Ratovelo, gouverneur d’Ambohimarina, a pris sa revanche paraît-il. Un administrateur des affaires indigènes à Antsirane, s’étant risqué avec deux de ses agents, dans la zone française envahie par les Hovas, aurait été enlevé avec deux agents et amené à Ambohimarina. Le 17 juillet, les trois français étaient encore prisonniers. Le même jour, le commandant du bataillon de tirailleurs sakalaves, avec 100 à 150 de ses hommes et 50 soldats d’infanterie de marine, a été envoyé pour réclamer à Ratovelo la mise en liberté immédiate de l’administrateur et de ses compagnons, avec ordre de les reprendre de force en cas de refus" ».
Une autre version – moins dramatique – de ces évènements est donnée dans son livre Mes campagnes par C.Vray, femme d’un capitaine de Diego Suarez : « Hier un petit évènement de guerre est venu rompre un instant la monotonie de notre existence. Des gendarmes ont amené ici, par ordre du gouverneur, 8 prisonniers hovas, que l’on avait trouvé armés sur notre territoire ; c’est de Mahatinzo (poste des sakalaves commandé par nos officiers) que l’on avait eu vent de la chose ». Là où le Gaulois parle de « graves nouvelles » C.Vray parle d’un « petit événement » : en fait, il semble bien que la politique du gouverneur de Diego Suarez, Froger, ait consisté à grossir l’importance des évènements susceptibles de justifier des actes de guerre.
La suite du texte de C.Vray confirme cette impression : « Hier soir le poste télégraphiait que les Hovas faisaient une distribution de fusils aux indigènes et paraissaient vouloir attaquer ; ici, l’alerte a été donnée ; on était prêt à les recevoir mais, grâce à Dieu, l’ennemi n’a pas bougé et tout me paraît maintenant rentré dans l’ordre, à part les prisonniers qui, eux, ne sont pas du tout rentrés chez eux ». et la suite du texte parle de « fausse alerte ».
Mais il ne semble pas que le gouverneur Froger ait voulu considérer cet incident comme mineur si l’on en juge par sa proclamation officielle (affichée, comme tous les documents officiels, sur le Tamarinier qui poussait au milieu de la rue de la République, dans la ville basse) :
« Le gouverneur de Diego Suarez et dépendances.
Les Hovas ont envahi le territoire de la colonie !
Il n’est pas sûr que ce soit un commencement d’hostilité ; mais les nouvelles de Tananarive font craindre une tension telle dans nos relations politiques avec le gouvernement d’Imerina, que nous avons à redouter une période de trouble où la sécurité de la ville serait menacée par les pillards et les incendiaires. Dans ces conditions, la police locale serait insuffisante. L’administration fait appel aux volontaires pour seconder la police en prévenant les incendies et les pillages à main armée.
Les engagements seront reçus à la Direction de l’Intérieur.
La police volontaire sera tout à fait distincte de la police locale, elle sera directement sous les ordres du secrétaire général. Une décision fixera l’organisation de la police volontaire.
Antsirane, le 2 juillet 1894.»
Mais l’attitude belliqueuse des deux gouverneurs n’était pas forcément appréciée par leurs hiérarchies respectives. Le Premier Ministre malgache, Rainilaiarivony conseilla au gouverneur d’Ambohimarina d’éviter les confrontations avec les français, quant au gouverneur Froger, il fut fermement invité par le Ministre des Affaires étrangères à Paris, à éviter les occasions de conflit.
Les Antankarana entre deux feux
Les Antankarana, qui s’étaient rangés du côté des français lors de la « guerre » de 1885 (qui avait abouti à l’octroi à la France du Territoire de Diego Suarez) avaient fait l’objet de la part du gouvernement d’Ambohimarina d’une « politique de charme » pour contrecarrer l’attraction qu’exerçait la ville nouvelle d’Antsirane. Les instructions données dans le Nord proclament que « le pardon est accordé à tous ceux qui se sont révoltés [...] que les biens des gens, saisis après la fin des hostilités, doivent être restitués. Les sujets royaux seront administrés avec équité, et encouragés ou entraînés à respecter les lois du royaume. Les officiers sont appelés à déployer tous leurs efforts pour supprimer les foyers de tension et éviter les troubles ». (M.Esoavelomandroso)
Mais cette politique n’a pas eu le succès escompté. Diego Suarez séduit les populations d’abord par sa nouveauté ; par ailleurs les besoins économiques du nouveau Territoire entraînent des salaires motivants pour les populations avoisinantes. Enfin, Diego Suarez, d’après l’expression du Gouverneur Froger est une « terre de liberté » c’est à dire que l’esclavage y étant interdit, elle est devenue le refuge des esclaves en fuite. Aussi, en 1894, quand les relations se tendent entre la France et Madagascar, le gouverneur d’Ambohimarina, Ratovelo fait savoir que les malgaches qui se rangeraient du côté des français seraient sévèrement punis. De son côté, le gouverneur de Diego Suarez, Froger, courtise étroitement le roi Antankarana Tsialana, qui est associé aux fêtes françaises comme nous le raconte C.Vray dans son livre :
« Le roi des Antankares
Août
Il y a une quinzaine est arrivé à Antsirane le roi des Antankares et toute sa suite ; il est venu à petites journées pour rendre sa visite au gouverneur et saluer les Français ses amis, ainsi qu’il a coutume de le faire chaque année à l’occasion du 14 juillet ».
Mais, l’amitié de Tsialana ne suffit pas : dans une lettre du 29 août 1894, Froger signale que : « Les enfants de Tsialana sont venus à Diego Suarez informer que ses hommes ont déserté sur les menaces d’officiers hova qui sont venus leur dire que les Français allaient être jetés à la mer, qu’ils avaient perdu deux forts et qu’ils n’osaient sortir d’Antsirane ». Et, un mois plus tard, dans une lettre du 28 septembre, il annonçait qu’un traité avait été signé entre les Hova et les Antankara pour que ces derniers s’engagent aux côtés des Hova si la guerre éclatait.
Intox? En tous cas les deux partis essaient de s’assurer l’appui des populations locales dans le conflit qui se profile. Les pillards de toutes sortes profitent de cette situation confuse, se réfugiant, après leurs forfaits à Ambohimarina, si leurs victimes étaient françaises ou à Diego Suarez quand ils s’attaquaient aux Hova. Tous ces troubles, dénoncés par Froger dans une lettre du 1er août 1894, entretiennent la peur et ce que nous appellerions maintenant le réflexe sécuritaire. Une attitude que dénonce C.Vray lorsqu’elle se moque des volontaires français qui ont répondu à l’appel de Froger pour constituer une police parallèle : « A la limite de la ville, nous avons trouvé, en effet, quelques braves individus en chapeau de paille et complet blanc, faisant beaucoup d’embarras avec les fusils qu’on leur avait prêtés ; grâce à Dieu on ne les avait pas chargés ; la chose fût devenue dangereuse avec des gens n’ayant pas l’habitude de manier des armes de guerre ». En réalité, C.Vray a beau se moquer, dès le mois de juillet, tout le monde craint et prévoit la guerre ...sur laquelle l’année finira par déboucher.
(à suivre)
■ Suzanne Reutt