L’installation à Diego Suarez du « Point d’Appui de l’Océan Indien » et l’arrivée du colonel Joffre chargé des énormes travaux nécessaires à cette installation va transformer du tout au tout la petite ville d’Antsirane qui, en moins de cinq ans va prendre à peu de choses près l’allure générale que nous lui connaissons encore aujourd’hui
La nomination du colonel Joffre
Le 5 janvier 1900 à 6h55 du soir un câblogramme est envoyé au Gouverneur général de Madagascar pour l’informer que le colonel Joffre est envoyé à Diego Suarez. Joffre, colonel du génie du 5ème régiment de Versailles vient d’être mis à la disposition du Ministre des colonies pour diriger les travaux de mise en place du Point d’Appui. C’est le Général Gallieni qui avait proposé la nomination du colonel Joffre comme commandant du Point d’Appui de Diego Suarez. Joffre, ancien professeur à l’Ecole de Fontainebleau, avait servi en Extrême-Orient, au Sénégal où il avait entamé l’installation du chemin de fer et au Soudan où il avait dirigé la défense de Tombouctou.
Cependant, l’inorganisation qui semble régner au plus haut niveau va retarder son départ. Le Figaro du 26 janvier nous informe que son départ – qui devait avoir lieu le 25 – a été différé parce que « les diverses mesures que comporte la mise en défense de Diego Suarez ne sont pas complètement arrêtées ». Le 1er février Le Figaro précise que le colonel Joffre, dont le départ avait été retardé en raison d’un problème d’effectifs « s’embarquera par le prochain paquebot partant de Marseille pour Diego Suarez » et que « le colonel, qui réunit la compétence d’un ingénieur militaire, l’autorité d’un commandant de troupes et l’expérience d’un officier colonial » est l’homme idéal pour ce poste.
Un poste que l’on ne se dispute pas !
Le manque d’enthousiasme des militaires
Sinai, paquebot poste des messageries maritimes
En effet, les souvenirs de la terrible campagne militaire de 1895 et de toutes les morts dues au paludisme font hésiter les militaires qui renâclent devant leur affectation à Madagascar. Une séance houleuse à l’Assemblée Nationale se déroule d’ailleurs à ce sujet le 21 février. Le débat porte sur « la nécessité d’augmenter de 6 000 hommes nos effectifs à Madagascar et à Diego Suarez » mais ce problème technique devient un problème politique : l’opposition s’élève contre le fait que l’on envoie à Diego Suarez des soldats insuffisamment aguerris (des « engagés ») et demande que l’on envoie des « rengagés », c’est-à-dire des soldats ayant déjà été sous les drapeaux. D’ailleurs, le représentant de l’opposition estime que l’on aurait dû envoyer des soudanais (considérés comme plus solides) plutôt que la légion ou l’infanterie de marine. Et un député va jusqu’à dire que « les jeunes gens de moins de vingt-quatre ans qu’on envoie à Diego Suarez sont envoyés à la mort » !
En réalité, ce sera surtout la Légion qui partira pour Diego Suarez, sans enthousiasme… En effet, des statistiques, établies par le journal Le Petit Parisien évoquent les nombreuses désertions qui se produisent, notamment au passage du canal de Suez : « C’est le canal de Suez que choisissent de préférence les soldats comme lieu d’évasion. Ainsi, au mois d’avril dernier 51 légionnaires embarqués à Oran à destination de Diego Suarez sur l’ Uruguay, désertèrent ensemble pendant la traversée du canal. Il en est de même à chaque transport. Au cours de la traversée du canal, le pont étant toujours encombré, la surveillance est plus difficile ; aussi les déserteurs en profitent pour se jeter à l’eau et gagner à la nage Port-Saïd ». Et le journal ajoute que l’on songe à faire suivre les transports par un canot à vapeur pendant la durée de la traversée du canal pour repêcher les déserteurs ! Il faut dire, à la décharge des légionnaires, que tout avait été fait pour leur faire détester leur nouvelle affectation comme on peut le lire dans Le Progrès de Bel-Abbès du 22 août 1900 : « Le bataillon du 1er Étranger qui, depuis le mois de décembre dernier devait être dirigé sur Diego Suarez est enfin arrivé à destination. Cela ne fut pas sans peine car si jamais un bataillon fut berné, ce fut bien celui-là » et le journal d’Algérie énumère les désagréments qu’ont eu à subir les légionnaires, le premier étant l’incertitude sur leur destination finale et les retards de leur mise en route. De plus, à leur arrivée les baraquements qui leur étaient destinés n’étaient pas prêts et, souvent, les matériaux destinés à les construire n’étaient pas débarqués. Il leur fallut donc se transformer en ouvriers dans des conditions difficiles d’après le journal : « Aussitôt arrivés, les légionnaires durent se transformer :
1° en conducteurs de plate-formes Decauville servant au transport des matériaux,
2° en auxiliaires indispensables au bon fonctionnement de ces voitures,
3° en hommes de peine de toutes catégories,
4° en charpentiers, charrons, mécaniciens, ajusteurs, dessinateurs, secrétaires, etc. »
Les horaires de travail sont également harassants : Le travail commençait à 5h et demi du matin et se terminait vers 9h et demi ou 10h ; le soir, de 2h et demi à 5h et demi ou 6 heures. Bon nombre d’hommes étaient assujettis à travailler dans l’eau jusqu’aux aisselles pendant toute la durée du travail. L’Histoire a montré que les légionnaires effrayés par Diego Suarez ne tarderont pas à changer d’avis !
Des problèmes de logistique…
Mais qu’est- ce que 51 déserteurs à côté des milliers de militaires qui vont, en quelques mois débarquer à Diego Suarez ! En effet des dizaines de bateaux vont amener à Diego Suarez, en rotation serrées, des légionnaires, des troupes d’infanterie, des disciplinaires etc. Et énormément de matériel. Qu’on en juge, d’après les journaux de l’époque : le 6 février le Figaro annonce un envoi de canons : « L’école d’artillerie de Valence vient d’expédier à Marseille un premier envoi de canons destinés à Madagascar et particulièrement à Diego Suarez. Ce sont 6 pièces de 80mm, modèle 1878, avec leurs affûts, leurs fourgons de munitions ; leurs charrettes fourragères et leurs chariots de parc ». Ces canons doivent partir, le 10 février par l’Alexandre II avec leurs projectiles : « des obus ordinaires, à forme cylindro-ogivales et des obus à mitrailles, modèle 1880. » Le numéro du 6 février annonce également, le départ, en fin de mois, du steamer Ville-de-Belfort, chargé de 1 000 tonnes de matériel du génie « destiné à la construction de baraquements pour le camp retranché de Diego Suarez ». Le mardi 27 février, c’est le départ de L’Adour qui est annoncé pour le vendredi suivant avec 1 500 tonnes de matériel et de provisions. Le Journal Officiel de Madagascar indique, le 17 mars : « Une batterie d’artillerie est partie de Nîmes à destination de Diego Suarez. A Marseille, trois paquebots ont été affrétés pour transporter en avril à Diego Suarez 2 000 hommes de la Légion étrangère ainsi que du matériel. »
Pour débarquer tout le matériel qui afflue sur les bateaux qui encombrent le port non encore aménagé, et pour construire les baraquements nécessaires pour loger les soldats la main d’œuvre militaire ne suffit pas et la main d’œuvre locale est trop peu nombreuse. Aussi, va-t-on faire appel à des « coolies » chinois qui débarqueront en juin : « le vapeur Sinaï venant de Haïphong a débarqué à Diego Suarez 540 coolies chinois. Ils seront employés à la construction de la route de 15 km qui reliera Antsirane à la montagne d’Ambre, où doivent être construites les nouvelles casernes.» (Le Petit Parisien du 16 juin 1900)
Il faut imaginer la baie de Diego Suarez, sans installation portuaire, avec des dizaines de bateaux (73 pour le 1er trimestre 1900 !), des milliers de soldats parcourant les deux rues que compte la ville, des dockers, des coolies etc. Et tout ceci dans le plus grand désordre…
Mais, bientôt, Diego Suarez devenant Territoire militaire, et sous l’impulsion de Joffre, le nouveau Point d’Appui va se doter d’une solide organisation.
Diego Suarez, Territoire militaire
Dès le mois de mars 1900, une série d’arrêtés va fixer l’organisation du Territoire. Le Journal Officiel de Madagascar publie un arrêté en ce sens, en date du 13 mars :
« Vu les instructions ministérielles des 2 et 3 février 1900 […]
Arrête :
Article 1er : La province et la commune de Diego Suarez sont constitués en Territoire militaire.
Article II : M. le colonel Joffre, commandant supérieur de la défense de Diego Suarez et désigné par M. le Ministre des Colonies pour prendre le commandement du Territoire, relèvera directement à ce titre, du Gouverneur Général.»
Par cet arrêté, le colonel Joffre devient vraiment le chef suprême puisque tout le personnel civil lui sera subordonné : « Il aura sous son autorité tout le personnel civil employé à l’administration de l’ancienne province de Diego Suarez et de la commune, qui conservera son autonomie municipale ». Les articles suivants donnent à Joffre la haute main sur tous les services administratifs et les services de santé et placent le Maire sous son commandement. Ces prérogatives ne cesseront d’être renforcées. L’arrêté du 12 juillet 1900 va placer « les divers services de Diego Suarez sous les ordres du colonel commandant supérieur de la défense » à qui le Gouverneur Général délègue ses pouvoirs pour « l’approbation des projets de travaux, des marchés, demandes et cessions ». Ces travaux étant exécutés par le chef du génie qui « dirigera la construction et l’entretien des fortifications, du casernement et des établissements militaires à l’exception des établissements du service de l’artillerie ».
De nouvelles décisions, échelonnées sur l’année 1900, nommeront d’autres responsables militaires. Les travaux publics seront placés sous le commandement du Chef d’escadron d’artillerie de marine Fourcade – les travaux communaux étant exécutés par le service de la voierie urbaine – (Décision du 12 juillet). Le port sera aussi sous l’autorité militaire (Décision 1266) du 10 juillet 1900. « Considérant que les transports par eau exécutés à Diego Suarez par les divers services doivent être subordonnés aux intérêts de la défense […] - Le matériel naval destiné à pourvoir, à Diego Suarez, aux divers services publics et dépendant actuellement, soit des services administratifs, soit du service local, soit de la direction d’artillerie, est placé sous l’autorité directe du colonel commandant le territoire de Diego Suarez, qui l’utilise au mieux des différents services à assurer en rade de Diego Suarez. »
On est loin de l’époque où le civil Froger dirigeait la province d’une main de fer !
■ Suzanne Reutt