Imprimer
Catégorie : Histoire
Publication :
 Parmi les premiers commerçants, le plus connu est l’indien Charifou Jeewa, le premier installé aux tout débuts de la ville basse et qui a ouvert dans la ville haute le « Grand Bazar » où l’on trouve… tout !
Parmi les premiers commerçants, le plus connu est l’indien Charifou Jeewa, le premier installé aux tout débuts de la ville basse et qui a ouvert dans la ville haute le « Grand Bazar » où l’on trouve… tout !

Entre 1899 et 1901, la population de Diego Suarez a plus que doublé. Ce formidable accroissement démographique s’explique essentiellement par l’arrivée des milliers de militaires pour la mise en place du Point d’Appui de la flotte de l’Océan Indien, mais aussi par l’afflux de très nombreux civils attirés par la manne financière que représente l’Armée

Un afflux de population

Les « Renseignements économiques » fournis par le Journal Officiel de Madagascar, en juin 1901, précisent que « Les travaux exécutés à Diego Suarez ont attiré en 1900, outre des entrepreneurs et des commerçants, une foule d’étrangers de toutes nationalités [...] A signaler l’arrivée de quelques Boers qui désirent s’installer définitivement à Madagascar et coloniser. Des Indiens et des Chinois ont ouvert des magasins et des débits ». Par ailleurs, les besoins en main d’œuvre pour les travaux d’urbanisme, de logement et de fortification ont entraîné l’enrôlement de malgaches des autres parties de l’Ile, notamment des habitants des Hauts Plateaux (que l’on appelle à Diego Suarez des « bourjanes ») et des Antaimoro. On a également fait venir des Chinois et des Algériens dont nous avons vu, dans un article précédent, qu’ils avaient eu du mal à s’adapter au climat et aux conditions de travail. D’autres groupes ethniques, Betsimisaraka, Antankarana, Saint-Mariens se sont installés dans les vallées occupées par les Hovas avant la colonisation, notamment dans la plaine d’Anamakia et du côté de Mahagaga. Ces agriculteurs, qui cultivent le riz et élèvent des troupeaux, vivent, selon l’Annuaire « dans l’aisance » du fait des prix importants qu’atteignent les produits alimentaires. Aussi « Leurs femmes sont parées de bijoux et d’étoffes voyantes » (ce que semblent attester les photos de l’époque). D’ailleurs, tous ceux qui produisent ou qui vendent, à Diego Suarez, profitent de la présence militaire et de l’afflux de population.

L’essor du commerce

La liste des commerçants à Diego Suarez est d’ailleurs impressionnante par rapport à une si petite ville. On y trouve ainsi 5 marchands de bœufs, 3 marchands de bois, 7 bouchers, 4 boulangers, 2 charcutiers, 2 coiffeurs, 1 cordonnier, 5 couturières, 4 menuisiers, 4 forgerons, 11 débitants de boissons et 29 épiciers/ débitants de boissons, 7 restaurateurs et 47 bijoutiers /marchands de tissus ! Ces commerces, comme maintenant encore, sont tenus par des ethnies assez spécialisées : Les Chinois s’occupent essentiellement d’épicerie et de vente de vin et de spiritueux ; les Indiens sont marchands de tissus et de joaillerie. Les bouchers, charcutiers, boulangers, restaurateurs, coiffeurs, sont généralement français. Parmi ces commerçants, le plus connu est l’indien Charifou Jeewa, le premier installé aux tout débuts de la ville basse et qui a ouvert dans la ville haute le « Grand Bazar » où l’on trouve…tout ! On trouve également des prestataires de services : les canotiers (une dizaine) souvent yéménites, qui font le service du port où ils transportent les voyageurs au débarquement ; les colporteurs, une dizaine également. A un niveau économique supérieur, on trouve les « négociants » et ce que nous appellerions maintenant les professions « tertiaires ». Les négociants en gros et en détail sont environ une vingtaine sans compter les trois grandes Compagnies (Compagnie Marseillaise de Madagascar, Comptoir Colonial de Marseille, Société française de commerce et de navigation). Il existe également trois Compagnies d’Assurances (L’Union, La Confiance, La Mutuelle) ; un avocat, un médecin, deux pharmaciens et un couple de photographes. Enfin, pour approvisionner ces dizaines de débitants de boissons qui s’enrichissent de la clientèle militaire, on trouve cinq vendeurs de vins en gros plus une société, la « Société Vinicole du Languedoc ». Et surtout, signe de sa prospérité, Diego Suarez a une banque ! Le Comptoir National d’Escompte vient d’ouvrir une agence, au coin de la rue Flacourt. Le premier bâtiment « civil » construit en dur dans la ville ! Mais Diego Suarez s’enorgueillit aussi d’un certain nombre d’industries, déjà en place ou en train de naître.

 L’agence du Comptoir National d’Escompte, au coin de la rue Flacourt, est Le premier bâtiment « civil » construit en dur dans la ville
L’agence du Comptoir National d’Escompte, au coin de la rue Flacourt, est Le premier bâtiment « civil » construit en dur dans la ville
Les débuts d’une vie industrielle

Les « vieilles » industries qui datent tout au plus de quelques années, ne sont pas toutes dans leur meilleure forme. La plus ancienne - et la plus importante - l’usine d’Antongombato, qui date de 1890, a dû arrêter la fabrication des conserves de bœuf en raison de la « hausse énorme du prix du bétail » et n’a procédé à aucune exportation en 1901. Sous un autre nom (La Graineterie française a été cédée à la Compagnie coloniale française d’élevage et d’alimentation) elle s’est reconvertie dans d’autres activités, notamment l’industrie du bois. En juillet 1901, le Général Gallieni a rendu visite au domaine d’Antongombato en prenant une chaloupe à vapeur jusqu’au fond du port de la Nièvre, puis en remontant, sur 500m, la rivière des Makis jusqu’à Anamakia où se trouve le débarcadère. De là, en prenant le chemin de fer Decauville, il est allé jusqu’à l’immense usine dont le matériel, à l’arrêt, ne demande qu’à retrouver du service. Sous la conduite du nouveau directeur, M.Jeanson (qui a donné son nom à un des pics de la montagne d’Ambre), et en reprenant la voie ferrée sur 3 km, il s’est enfoncé dans la forêt d’Antongombato où poussent le palissandre, le bois de rose ; le bois de buis, le nato, le takamaka et bien d’autres essences. Ces bois, qu’on laisse sécher pendant un an sont ensuite traités dans la scierie à vapeur, très moderne, installée dans l’ancienne usine de conserves. Si l’usine d’Antongombato est en déclin, ce n’est pas le cas de la Compagnie française des salines qui, après la faillite de la Société française des salines, reste seule à produire le sel de Diego Suarez. D’après le J.O de Madagascar « après des débuts assez difficiles, faute de main d’œuvre et de moyens de transport » et après les dégâts causés par le cyclone de 1899 « la société est en progrès très marqués ». Elle a donc pu exporter 391 tonnes de sel, ce qui n’est pas considérable mais s’explique par le manque de moyens de transport (faute de remorqueurs les gros voiliers ont du mal à entrer dans le port. Aussi, la majeure partie du sel produit, notamment dans les salins de Betahitra et de la Main (23 400 tonnes) est vendue sur place.
Par ailleurs, une nouvelle industrie est en tain de naître : MM. Montagne et Massot ont entrepris, vers le mois d’avril 1901, l’exploitation de la chaux de la montagne des français. Dès juillet, ils ont produit 100 tonnes par mois et envisagent de passer à 300 tonnes mensuellement. Cette chaux est utilisée sur place en complément de celle qui est produite à Cap Diego par les services de l’artillerie. En 1901 également, MM Pivert et Dubois ont créé la première briqueterie à Ankorika, industrie qui ne prendra une réelle importance qu’en 1902. Enfin, depuis 1894, la société Leques et Grenet, fabrique industriellement (avec des pétrins mécaniques), le pain et la glace consommés à Diego Suarez.

Les beaux jours de l’agriculture

En raison du manque de produits frais à Antsirane, les cultivateurs – et surtout les maraîchers – connaissent en 1901 leur âge d’or. Généralement malgaches ou créoles venus de La Réunion, ils cultivent le riz et les légumes à Anamakia, à la Rivière des Caïmans et à Sakaramy. La plupart de ces légumes sont ceux que l’on trouve à La Réunion (maïs, ambrevades, manioc…) mais des essais d’espèces européennes sont tentés, notamment les pommes de terre. Ceux qui possèdent des terrains d’une assez grande superficie (notamment la Société Franco-Antankare d’Antongombato) tentent le café, le tabac, la vanille, la canne à sucre, le caoutchouc (prélevé sur les lianes à caoutchouc Voahely et Lambiro). M.Jeanson, le directeur de la scierie d’Antongombato, possède à titre personnel dans la montagne d’Ambre, une concession où il a planté 10 000 pieds de caoutchouc. Et, puis, bien sûr, on a planté des arbres fruitiers, notamment des manguiers ainsi que des citronniers, orangers et mandariniers que l’on a importés d’Algérie. Ces produits sont essentiellement destinés à la population européenne et aux militaires et se vendent un bon prix. Le riz coûte, au marché, 32 francs les 100 kilos, soit environ 2 800 Ariary le kilo. La douzaine de bananes se paye 0, 60 centimes c’est à dire 1,50 euros ou 5 250 Ar. Des prix beaucoup plus élevés que ceux qui sont pratiqués, à l’époque, dans le reste de l’Ile.
D’ailleurs, la vie est chère à Diego Suarez, en 1901. Dès son arrivée, le voyageur doit payer le débarquement par chaloupe au prix de 50 centimes par personne, soit 1,25 euro, puis le transport de ses bagages à raison de 0,25 franc par colis de moins de 30 kg (2 100 ariary). Evidemment, les prix sont plus élevés s’il se rend dans la ville haute ! Là, s’il descend à l’hôtel (il y en a 3 à Antsirane : l’hôtel d’Europe, l’hôtel de Paris et des messageries, l’hôtel du Piémont) il payera sa chambre (au confort rudimentaire) 3 francs la nuit (7.50 euros). Même prix pour un repas au restaurant (il y en a 2 : le restaurant des Colonies et le restaurant du Casino). Et s’il s’installe à Diego Suarez…il devra chercher longtemps un logement et payer un loyer très élevé. S’il se rend au marché ou chez les commerçants, il trouvera de nombreuses denrées, presque toutes importées, donc très chères. Quelques exemples : le beurre : 1F (2,50 euros), la douzaine d’œufs 3F (7,50 euros) ; même prix pour un poulet ; 50 centimes (1,5 euros) la boite de sardines. Finalement, le moins cher à Diego Suarez, c’est encore le vin rouge qui arrive par barriques de 100 litres dont l’Armée est la principale cliente ! Il faut dire que la population d’Antsirane, qui travaille dur, a besoin de se détendre.

Les distractions à Diego Suarez en 1901

Elles ne sont pas très nombreuses…
Si la « bonne société » se retrouve au Cercle français qui vient d’être créé, les principales occasions de divertissement sont les fêtes données pour le 14 juillet ou lors de la venue d’un personnage important. En juillet 1901, lors de la visite du Général Gallieni, des fêtes somptueuses sont données en son honneur, bals, banquets, et surtout une merveilleuse fête nautique à laquelle participe la marine mais aussi tout le petit peuple de Diego Suarez : « La fête nautique a commencé dans ce superbe décor, que les projecteurs électriques du Catinat et de l’Infernet éclairaient de faisceaux éclatants de lumière, promenés tour à tour sur les eaux, sur les embarcations brillamment illuminées et pavoisées, sur l’estrade d’honneur et sur toutes les parties du rivage. » Les divers bâtiments en rade ont défilé ainsi que les embarcations particulières, décorées avec goût et la totalité des récompenses (100 F soit 250 euros) a été attribuée « aux embarcations indigènes et anjouanaises » (J.O de Madagascar). Puis, la « fête vénitienne » a été suivie d’un bal populaire.

Arc de triomphe érigé par les commerçant de Diego Suarez en l’honneur du Général Galieni à l’occasion d’une fête populaire
Arc de triomphe érigé par les commerçant de Diego Suarez en l’honneur du Général Galieni à l’occasion d’une fête populaire

On est loin de la petite bourgade triste qu’était encore Diego Suarez au lendemain de la conquête coloniale de 1895 …mais, parmi ceux qui avaient afflué dans la ville, dans l’attente d’un avenir meilleur, beaucoup durent renoncer à leurs rêves de fortune et de grandeur.
■ Suzanne Reutt