Après le départ de Joffre, il semble que les années « héroïques » de Diégo soient terminées. L’essentiel des travaux de fortification est accompli et les priorités de défense ont totalement changé. Et une partie des pouvoirs militaires passe aux civils
La fin du territoire militaire
Le 10 avril 1904, sous la signature de Gallieni, paraît un arrêté « supprimant le territoire militaire et constituant la province civile de Diego-Suarez ». Les raisons de cette transformation sont données dans l’arrêté :
« Considérant que le territoire militaire de Diego-Suarez a été constitué dans le but d’utiliser, le mieux possible, les ressources de la région en vue de la mise à exécution du programme des grands travaux de défense et pour faire l’emploi le meilleur des moyens d’action mis à la disposition de l’autorité militaire, dans l’intérêt de la ville et du port, afin de donner à ce point un développement correspondant à sa situation militaire ;
— Considérant que cet objectif est maintenant atteint ;
— Considérant que l’organisation actuelle, faite pour des circonstances passagères, est, logiquement, appelée à disparaître avec les nécessités qui l’ont provoquée ;
— Considérant qu’il convient, dès lors, d’appliquer à la région envisagée la forme définitive de l’administration provinciale
— Arrête : Art.1er : Le territoire militaire de Diego-Suarez est supprimé.
L’administration provinciale »
L’arrêté du 10 avril, qui n’entre pas dans les détails de l’administration de la province, en prévoit cependant la structure générale :
« Art.II — Le secteur des Antankara est rattaché à la province de Nosi-Be
Art.III — L’autre partie du Territoire militaire est constituée en province civile, dite province de Diego-Suarez, ayant son chef-lieu à Antsirane.». L’article IV donne la direction de la nouvelle province à l’autorité civile : « L’administrateur-maire de Diego-Suarez remplira également les fonctions de chef de la province. » Enfin, l’article V prévoit d’organiser la province en deux districts : le district d’Antsirane et le district d’Ambre. La province de Diego Suarez, amputée du secteur Antankara, est donc réduite à deux subdivisions. Le district d’Antsirane comprend la partie nord de la province jusqu’à une ligne passant approximativement par l’embranchement de l’actuelle route de Joffreville. Il comprend 2 cantons : Ambararatra (11 villages et 645 habitants) et Babaomby (8 villages et 564 habitants). La ville d’Antsirane compte 5936 habitants dont 3881 à Tanambao. Le district d’Ambre a pour chef-lieu le Camp d’Ambre (qui deviendra plus tard Joffreville). Le camp d’Ambre étant alors occupé essentiellement par des militaires, il est dirigé par un lieutenant d’infanterie coloniale. Il comprend 3 cantons : le Rodo (20 villages, 1160 habitants) a pour chef-lieu Ambodivahibe (87 habitants) ; le canton de Besokatra (87 habitants) qui comprend 18 villages et 1260 habitants ; le canton d’Andranofanjava (26 habitants) qui englobe 12 villages et 415 habitants. Il est évident que la commune d’Antsirane représente le « gros morceau » de la nouvelle province. Son maire, M. Cardenau, qui est aussi chef de province est assisté d’une commission municipale de 7 membres choisis parmi les notables. L’administration civile commence à être assez développée : en dehors des collaborateurs du maire, il existe à Antsirane :
— un service judiciaire avec un président et un juge suppléant. Un commissaire des troupes coloniales fait fonction de procureur,
— une trésorerie,
— un service des douanes,
— un très important service des postes et télégraphes en dehors de la poste d’Antsirane, on trouve une poste à Sakaramy et au Camp d’Ambre (où se trouvent les camps militaires),
— un service des domaines,
— un service des forêts.
La police est assurée par un commissaire, 2 inspecteurs et 7 brigadiers (2 sont chargés de la prison, un du poste de l’Octroi, un du poste d’Anamakia et un du poste de Tanambao). Parmi les services importants on relève également un service des travaux communaux et un autre des travaux publics. L’enseignement public est assuré par 5 instituteurs et institutrices européens et par un instituteur malgache. Il y a également une institutrice à Cap Diego. Quant à l’Eglise, elle est représentée essentiellement par la Mission catholique, avec à sa tête l’évêque Corbet ; par la Congrégation des Filles de Marie qui s’occupent d’enseignement et de bonnes œuvres et par la Congrégation de Saint Joseph de Cluny qui gère l’hôpital de Cap Diego.
La vie économique de Diego Suarez en 1905
Certains organismes, privés ceux-là, dirigent plus ou moins la vie économique de la province, notamment la Chambre consultative qui réunit négociants et industriels et le Comice agricole qui représente les colons. L’agriculture, assurée essentiellement par des colons réunionnais installés à Anamakia et à la montagne d’Ambre, se réduit surtout aux cultures vivrières. L’industrie, elle, en est encore au stade embryonnaire. En dehors de la Compagnie française des salines et des usines d’Antongombato (distillerie et scierie), installées depuis longtemps, on assiste à un timide essor de l’industrie, notamment avec la briqueterie d’Ankorika, fondée par M.Pivert. Cependant, l’installation du Point d’Appui a surtout permis le développement du commerce : de nombreux commerces d’alimentation et de vins, bien sûr, mais aussi des négociants en bois, en bœufs et peaux de bœufs, de tissus, de quincaillerie. Il y a également à Antsirane deux pharmaciens et un médecin civil.
Par ailleurs le port de Diego Suarez a connu un développement relativement important en raison des services de navigation sur les côtes est par le Ville-de-Pernambuco) et ouest (par le Persépolis). Mais l’aménagement du port reste rudimentaire : les bateaux continuent à être déchargés par les Somalis qui transportent, des colis de 30 à 60 kilos (sur la tête !).
Les nouveaux arrivés peuvent trouver un hébergement dans les trois hôtels de la ville : l’hôtel des Colonies, rue Colbert ; l’hôtel du Piémont et de Provence, rue Flacourt ; l’hôtel de la Poste, rue Flacourt.
Cependant, l’économie de la province reste très dépendante de la présence militaire. Aussi, comme nous l’avons vu dans l’article précédent, les négociants de Diégo, qui voient les travaux du Point d’Appui toucher à leur fin n’ont plus d’espoir que dans la construction du bassin de radoub qui permettrait de faire repartir les affaires et surtout d’amener à Diego Suarez les navires qui développeraient le trafic portuaire. C’est le vœu qu’exprime l’Annuaire de Madagascar de 1905 : « Il est permis d’espérer que la construction d’un wharf, d’un bassin de radoub et de routes projetés depuis longtemps donneront au commerce, légèrement stationnaire depuis 1903 un nouvel et brillant essor ».
Est-ce donc la fin du Point d’Appui ?
De nouveaux ennemis
« L’ennemi héréditaire » n’est plus l’Angleterre. Le Royaume-Uni et la France signent le 8 avril 1904 (6 ans après la crise de Fachoda où la France avait subi une défaite diplomatique humiliante) une série d’accords bilatéraux que l’on désigne généralement sous le nom d’ « Entente cordiale ». En effet, la défense des colonies françaises se heurte à la volonté d’expansion du Japon qui menace les colonies françaises d’Extrême-Orient (notamment l’Indochine). On peut se demander en quoi la défense de l’Indochine concerne Diego Suarez. La Revue politique et parlementaire publie en 1905 un article insistant sur le rôle que pourrait tenir le Point d’Appui « Notre grande colonie de l’Océan Indien se trouve, en effet, sur l’une des routes de la mer de Chine. Ce n’est pas la plus courte, il est vrai, mais ce sera sans doute la plus sûre, le jour où une guerre [...]aura éclaté, ou sera sur le point d’éclater entre la France et le Japon. » Et l’article développe les raisons de l’intérêt stratégique de cette route : la route la plus courte est certes celle du canal de Suez, mais si elle était fermée, la route maritime pour l’Asie serait celle du Cap, ce qui nécessiterait un relais pour réparer et ravitailler la flotte. Et, bien sûr, ce relais ce serait « le port merveilleux de Diego Suarez » ! Encore faut-il que ce port merveilleux développe ses infrastructures maritimes, et construise enfin son bassin de radoub !
Où en est-on ?
Si tout le monde s’accorde à reconnaître les travaux menés sur le front de terre, les observateurs sont plus critiques vis-à-vis des réalisations du département de la marine. Dans un long article paru dans la Revue politique et parlementaire, sous la signature de Claude Pilgrim, on peut lire à ce sujet : « le département de la marine avait, lui aussi, d’importants travaux à accomplir à Diego Suarez ; il avait lui aussi, à y concentrer des moyens de défense et même d’attaque, pour donner à notre port malgache toute sa valeur de point d’appui de la flotte. Qu’a-t-il fait ? » Et l’auteur de l’article répond à cette question en montrant que, sur les deux objectifs de la force navale et de l’outillage du port, peu de choses ont été faites. En ce qui concerne l’outillage du port, la marine n’a pas encore commencé la construction de l’arsenal et du bassin de radoub. En 1905 « l’ensemble des constructions de la marine se compose de : un magasin général de 500m2, un magasin à vivres de 400m2 ; un hôtel pour le commandant de la marine, un pavillon pour quatre officiers et une caserne pour 80 hommes ; un réservoir de 100m3 [...] un mur de quai, en avant des magasins, et une clôture autour de toutes ces constructions ». On a également construit récemment un appontement et un petit dock flottant. Mais toujours pas de bassin de radoub ! Et l’article fait remarquer que sans bassin de radoub, le point d’appui ne sert à rien puisque « les navires de la division ou ceux des escadres en route pour l’Indochine, seront, s’ils sont endommagés dans les eaux malgaches, perdus pour toute la durée de la guerre [...] du moment qu’aucun bassin de réparation ne pourra les accueillir dans ces parages ». En ce qui concerne la force navale, les choses ne vont pas mieux puisque, malgré l’envoi de quatre torpilleurs, la flottille de la division navale de l’Océan Indien est dans un triste état. On attend toujours à Diego Suarez « la flotte solide » réclamée, en 1902 par le Ministre de la Marine. Que reste-t-il à Diego Suarez comme bâtiments ? Après les échouements du La Pérouse et du La Bourdonnais, après le départ du Catinat, il ne reste plus que le croiseur Infernet, flanqué de « deux vieilles carcasses en bois » : la Nièvre (qui avait procédé à l’exploration de la baie en …1833 !) et le Capricorne.
Une force navale quasi inexistante, des installations insuffisantes… Le Point d’Appui peut-il encore servir à quelque chose en matière de défense ? Le Nord de Madagascar va pourtant, au début de 1905, accueillir une importante flotte de guerre. Mais elle ne sera pas française !
(A suivre…)
■ Suzanne Reutt