« La pauvre ville d’Antsirane, avec ses maisons broyées, ses toits écrasés, déchirés, paraît avoir subi un long bombardement »
Les espoirs mirifiques qu’avait fait naître, à Diego Suarez, la découverte de l’or d’Andavakoera, furent suivis par une cascade de désillusions : les filons commençaient à se tarir, les travaux du bassin de radoub traînaient, la délinquance ne baissait pas, le nouveau gouverneur général était aussi décevant que le précédent, l’économie peinait à démarrer et – pour couronner le tout –un cyclone s’abattit sur la région. Bref, les années 1912 – 1913 furent, dans l’ensemble des années moroses pour la population antsiranaise !
Les mines d’or : déceptions et revers
Les rêves de fortune des dizaines de prospecteurs qui s’étaient lancés dans la recherche de l’or commencent à tourner au cauchemar : beaucoup n’ont pas la chance de Mortages : leurs concessions s’étant révélées décevantes, ils doivent renoncer à leurs permis d’exploitation qui sont accordés pour un temps limité. C’est notamment le cas des anciens colons Lepeigneux, Josse et Montagne ; c’est aussi le cas, en décembre 1912 de certaines des concessions de Mortages et Grignon. Quant aux exploitations qui continuent à fonctionner, elles commencent à devenir moins rentables : Dès 1912, L’Echo des Mines indique que la production ne cesse de décroître « surtout sur les provinces de Diego Suarez et de Mevatanana ». Et en 1913 la production de 383 kilos d’or ne suffit pas à payer les actionnaires de la Société des Mines d’or d’Andavakoera (SMOA).Parallèlement, les transports d’or et de fonds se font régulièrement attaquer. En France, les journaux parlent de « bandes de malfaiteurs qui terrorisent la région » (Le Radical), des attaques à main armée dont la série continue (Les Annales coloniales). Fin 1911, sur le Djibouti la police arrête une bande d’Antaisaka ayant dans leurs bagages de l’or volé. Le Progrès de Madagascar signale qu’« un convoi de l’Administrateur en chef Hesling a été attaqué à coups de pierres aux environs du village d’Ambondrofe ». Les routes ne sont pas sûres, elles ne sont pas non plus terminées …
La route des placers : le « bluff »
L’Impartial de Diego Suarez parle de « bluff » au sujet de la fameuse route tant attendue : « Il y a huit ans que la route des placers est commencée : elle devait être terminée en 1910 ; or, ce n’est qu’aujourd’hui qu’on s’aperçoit que les ponts vont manquer […] les ponts ne seront sans doute livrés que dans deux ou trois ans » (Les Annales coloniales). Et des rumeurs de détournement et d’incompétence se répandent. Mortages, le premier concerné, se révolte contre le défaut d’entretien de la route : « Voilà cinq ans que l’on est à construire la route des Placers qui doit aller jusqu’à Ambakirano ; nous pouvons seulement aller jusqu’au 30e : on avance en reculant ». (Les Annales coloniales - 25 mai 1912). Et le cas de la route des Placers n’est pas isolé : celle de Sakaramy n’est pas en meilleur état : « La route qui existait, qui nous permettait d’aller à la Montagne n’existe plus ; la postale qui fait deux services au Camp de Sakaramy a toutes les peines du monde à accomplir le trajet. »
Autre sujet de mécontentement la suppression du « Point d’Appui » de Diego Suarez. C’est encore Mortages qui, dans les Annales coloniales, déplore « nous sommes tous ici dans la consternation : des rumeurs circulent que le Point d’Appui va être supprimé ; l’on dit même que lors d’une récente réunion du Conseil supérieur de la guerre, il n’y aurait eu que deux généraux coloniaux qui auraient voté pour le maintien. Ce ne sont que des rumeurs mais nous avons tellement peur que cela arrive que nous y ajoutons peut-être plus de foi que ce qu’il faut ».
Un mécontentement latent
Ce pessimisme se manifeste à propos de tout si l’on en croit les journaux de l’époque et notamment Les Annales coloniales qui titrent « Diego Suarez délaissé » (28 novembre 1912) ; « L’irritation augmente à Diego Suarez » (5 décembre) « Diego Suarez se plaint ». On se plaint, comme nous venons de le voir, du mauvais état des routes ; on s’irrite de « l’incompétence de la police » ; on redoute l’insécurité ; on enrage contre les responsables des travaux publics et l’on a honte de la Résidence qui « possède un mobilier vraiment digne de figurer chez un obscur brocanteur » ! (Le Courrier colonial du 1er mars 1912). On va même jusqu’à faire circuler une pétition « à l’effet de protester contre la décision de la commission municipale tendant à empêcher les sonneries de cloches avant le lever du soleil » ! Bref, on est mécontent de tout et de tous, surtout des dirigeants de la ville et de la colonie.
Diego Suarez la rebelle
Quelles sont donc les cibles des attaques constantes des journaux de Diego Suarez et des correspondants locaux des journaux français ? Les fonctionnaires tout d’abord et principalement ceux des travaux publics. Ce sont eux qui sont incapables de mener à bien les travaux routiers et qui- peut-être sont responsables des détournements de crédits supposés. Ce sont ceux dont la « négligence » a failli causer un drame comme on peut le lire dans les Annales sous le titre « Malveillance ou négligence » à propos d’un réservoir d’eau intermédiaire entre la ville haute et la ville basse : « Il s’agissait de creuser un réservoir recouvert d’un plafond en béton armé sur l’espace laissé libre au ras du sol et sur ce plafond on projeta d’édifier la salle de spectacles dont le besoin se fait sentir depuis longtemps […] Le projet fut dressé sous la direction de ce fameux chef qui a dirigé les travaux de la route des placers sans daigner la voir et il est certain qu’il n’a pas dû examiner davantage ce point qui fut élaboré par un quelconque dessinateur ou par un planton… » Bref, le plafond en question s’est écroulé le 18 octobre et l’accident fut attribué à la malveillance mais l’auteur de l’article penche plutôt pour l’incompétence des responsables.
Si l’administrateur-maire de Diego Suarez, jouit d’une relative indulgence de la part des journaux locaux, c’est du fait que, comme il l’avoue lui-même, il n’a aucun de pouvoir. C’est ce qu’il reconnaît après la tentative d’assassinat du Capitaine Buchalet : « Textes en mains – arrêté du 14 octobre 1911- le maire n’a pas le droit de donner des ordres ou de faire des observations au personnel de la police […]En ce qui concerne l’auteur chinois de l’attentat, l’administrateur–maire n’a entendu parler de ce paria pour la première fois qu’après le drame, n’ayant à sa disposition d’aucun moyen d’être renseigné sur ce qui se produit dans la commune ». Les Antsiranais ne s’y trompent pas : pour eux, le seul responsable de ce qui ne va pas à Diego Suarez, c’est le Gouverneur-Général, M.Picquié. Nous avons vu dans un précédent article la détestation que portait Diego Suarez au précédent Gouverneur, Augagneur. Aussi, son successeur a-t-il, dans un premier temps, été accueilli plutôt favorablement. Mais ces bonnes dispositions n’ont pas duré et le Gouverneur Picquié va être l’objet des attaques d’une partie des colons. « M. Albert Picquié fait regretter son prédécesseur » lit-on dans Les Annales coloniales. Le pauvre Gouverneur est moqué dans les termes les plus cruels : on l’appelle « monarque-parapluie ». On dénonce « le sans gêne et le manque de parole du Gouverneur Général dont l’infirmité dépasse les jambes, gagne le cerveau et touche la mémoire » (lettre du correspondant à Diego Suarez des Annales coloniales en date du 21 avril 1912). On le surnomme « Micromegas » parce qu’il « sait être monumental dans les infimes conjonctures… » Quant à ceux qui le soutiennent (comme le directeur du journal Le Diego Suarez) on affirme qu’ils sont vendus ! On reproche au Gouverneur Général de ne pas tenir ses promesses, comme celle qu’il avait faite de doter Diego Suarez d’une municipalité élue et non plus nommée. On lui reproche des propos désobligeants (il qualifie les délibérations de la Chambre d’Agriculture de « parlottes ». Bref, la grogne ne cesse de monter contre l’autorité de Tananarive. La manifestation la plus spectaculaire du mécontentement quasi-général est la démission collective de la Chambre consultative, présidée par Alphonse Mortages : « La Chambre consultative de commerce et d’industrie de Diego Suarez vient de donner collectivement sa démission pour protester contre la lenteur avec laquelle l’administration de M.le Gouverneur Picquié procède pour la réalisation des travaux publics pourtant si nécessaires dans cette partie de l’île. M.Mortages, président de la Chambre, a fait observer combien la province de Diego Suarez était toujours sacrifiée, quoique rapportant annuellement 2 millions de francs à la Colonie » (Annales coloniales du 14 mars 1912). Ce n’est pas la première fois que Diego Suarez se dresse contre Tananarive mais, en 1912, il semble que le mécontentement soit à son comble et que, comme Mortages, l’on pense généralement que « Diego Suarez ne compte pas pour Tananarive. »
Et pourtant…
Des améliorations dans la vie quotidienne.
Est-ce à dire que rien n’a été fait pour Diego Suarez en 1912 ? Ce n’est pas tout à fait le cas. Même les Annales coloniales, si farouchement opposées au Gouverneur Général, doivent reconnaître que « la sécurité et le calme sont rétablis dans le nord ». La ville a vu se développer son système d’égouts, la télégraphie sans fil (TSF) est ouverte aux communications privées depuis le 1er juin. Elle permet d’assurer la transmission des télégrammes avec les Comores et de transmettre des radio- télégrammes aux bateaux dans un rayon de 600 km le jour et de 1200km la nuit. Le bassin de radoub a reçu, le 29 novembre, la porte métallique commandée en France « et déjà les travaux de mise en place sont entrepris, laissant espérer pour bientôt la mise en exploitation de cet ouvrage appelé à rendre à la navigation les plus grands services. » (La Quinzaine coloniale). On se met même à rêver : « La Chambre adopte un projet consistant à construire un chemin de fer entre Tananarive et Antsirane ». Rêve qui sera balayé par la guerre qui s’approche tandis que les embellissements de Diego Suarez seront balayés par l’un des plus violents cyclones de son histoire.
Le cyclone du 24 novembre 1912
« Toutes les maisons sont atteintes gravement, la moitié sont absolument anéanties, et les matériaux entassés, broyés, forment des tas informes totalement inutilisables. »
La plupart des journaux, à Madagascar et en France se feront les échos de la tourmente : le Tamatave (journal d’une ville où l’on se connaît en cyclones !) titre : « Un cyclone épouvantable a dévasté Diego Suarez » ; le Figaro parle d’une « calamité sans précédent dans l’Océan Indien ». Le Matin annonce : « Violent cyclone à Madagascar – Les victimes sont nombreuses. » Le Tamatave qui donne dans sa parution du 11 décembre 1912 une description dramatique de l’extrême violence du cyclone qui, pendant 4 heures « avait tout ravagé, presque tout anéanti », détaille les destructions subies par la ville dans son numéro du lendemain : « Toutes les maisons sont atteintes gravement, la moitié sont absolument anéanties, et les matériaux entassés, broyés, forment des tas informes totalement inutilisables. Sur celles qui restent debout, plus de la moitié paraissent irréparables tant elles sont disloquées, brisées. Des toitures, il n’en reste pas dix pour cent. D’ailleurs, cette proportion de dix pour cent est celle des immeubles ayant peu souffert. La Résidence est détruite et les ruines, quoique debout en maints endroits, ne pourront être utilisées. Les archives et tous les papiers sont pour la plupart, noyés, détruits, disparus. Le logement de l’Administrateur en chef n’existe plus et ses meubles personnels, comme ceux de la Résidence, sont en miettes. Les bureaux sont transférés, provisoirement, dans la salle d’audience du Palais de Justice. Les bureaux du District, détruits. Le marché couvert de Tanambao, tout en fer, cependant écrasé et brisé, ne forme qu’un tas de débris à peu près inutilisables. L’Hôtel des Mines a éprouvé des dommages sérieux. Le premier étage, où le Cercle était installé a particulièrement souffert. La toiture du Cercle a été enlevée. Le magasin Chatard a été découvert et les marchandises presque toutes détruites. L’Imprimerie a été découverte à moitié. Les machines, papiers et imprimés sont complètement noyés. Les rues sont encombrées de débris de toutes sortes : poutres, planches, tôles, ferrailles, tuiles, blocs de maçonnerie, vêtements, débris de meubles etc. Le spectacle est lamentable. Tous les fils télégraphiques sont coupés, les poteaux et consoles tordus, arrachés, brisés. Comme déjà dit plus haut tous les immeubles ont été frappés et un grand nombre anéantis. Les commerçants ont été gravement atteints par la pluie torrentielle qui n’a cessé de tomber sur les marchandises découvertes contribuant ainsi à l’œuvre de dévastation. La pauvre ville d’Antsirane, avec ses maisons broyées, ses toits écrasés, déchirés, paraît avoir subi un long bombardement. L’on ne peut se faire une idée de la douleur que nous éprouvons devant ce spectacle qu’animent quelques êtres humains, ruinés, moitié nus qui sont là, impassibles, contemplant le désastre et leur misère. »
Cette année 1912, somme toute assez morose se terminait par une tragédie.
■ Suzanne Reutt