Les bureaux de la Société de Conserveries Alimentaires de la Montagne d'Ambre (SCAMA) dans les années 20'
Les « notables » de Diego-Suarez ont toujours minimisé l’importance de la peste, essentiellement pour des motifs économiques : ils combattaient le cordon sanitaire qui isolait Diego et craignaient les inévitables retombées de l’épidémie sur le commerce de la région. La vie a donc continué, comme si de rien n’était, dans la ville de Diego. En 1920, quand commence l’épidémie de peste quel est le « visage » de la province de Diégo-Suarez ?
Le cadre administratif
La province, bornée au nord, à l’est et à l’ouest par la mer est séparée, au sud « 1° du district autonome d’Ambilobe par la rivière Ankarana jusqu’à son confluent avec l’Andranomandevy, la rivière Besaboba jusqu’à la vallée du Rodo, la rivière Rodo jusqu’au mont Mahanoro et la ligne de crête formant partage des eaux entre les rivières Andrevo et l’Ambararata jusqu’à la Loky ; 2° de la province de Vohemar par la rivière Loky » (Annuaire général de 1920). En 1918, une commission chargée de l’étude de la réorganisation territoriale de la colonie avait proposé de rattacher le district d’Ambilobe et celui de Vohemar à la province de Diego-Suarez mais il semble que ces recommandations n’aient pas été suivies d’effet. Un arrêté du 27 avril 1920 réorganise les subdivisions administratives indigènes de la province de Diego-Suarez : il supprime le canton de Befotaka (« de jour en jour moins peuplé ») et fixe de nouvelles subdivisions sous le commandement d’un « gouverneur indigène » :
- Gouvernement d’Antsirane comprenant les cantons de Bobaomby, Anamakia, Antsirabe et Mahagaga
- Gouvernement d’Ambohivahibe
- Gouvernement d’Ampombiatambo
Au point de vue administratif, la province est divisée en deux districts : le district de Diego-Suarez et le district d’Ambre. Le premier qui renferme la commune de Diego Suarez et la presqu’île de Bobaomby est le plus important. La ville de Diego Suarez forme une commune dont l’administration est directement assurée par l’Administrateur-Maire. La plupart des habitants de Diego contestent d’ailleurs le fait d’être « gouvernés » par un fonctionnaire et non par un Maire élu. Ils ont cependant obtenu, depuis un arrêté du 30 juin 2014 que la commission municipale soit composée d’élus (8 français et 3 malgaches). En octobre 1920 les élections municipales (à deux tours) ont élu parmi les français huit notables de la ville, parmi lesquels le célèbre Alphonse Mortages ; De Lanux, qui possède une quincaillerie ; Pierron, éleveur à Joffreville. Pour les membres malgaches de la Commission municipale, il semble qu’en fait, il n’y en ait eu qu’un seul à Diego Suarez (M.Rajaofera en 1921). Diego Suarez, chef-lieu de la Province « possède tous les organismes administratifs : tribunal de première instance, trésor, domaines, postes et télégraphes (un réseau téléphonique existe en ville et est relié aux principales localités des environs), travaux publics, douanes, commissariat de police etc. » (Annuaire)
La santé et l’enseignement
S’il y a 3 pharmacies à Diego Suarez (pharmacies Giuliani, Lacroix et Roubelat), il n’y a qu’un seul médecin civil, M. de Faria. Les malades peuvent se faire soigner soit à l’hôpital militaire (qui accueille aussi les civils), soit à l’hôpital indigène de Tanambao. En ce qui concerne l’enseignement, il y a à Diego une école européenne (école mixte plus école maternelle). En août 1920 une adjudication pour les travaux de construction de l’école européenne a lieu à la mairie. Le montant des travaux est évalué à 188.800 francs (environ 180.000 euros). Ce sera l’actuel Lycée Français. On compte également douze écoles indigènes dans la Province, plus une école professionnelle d’apprentissage pour les indigènes.
Le commerce et l’industrie
Le commerce a été dopé, pendant la guerre, par les marchandises destinées aux armées et qui étaient en partie concentrées sur Diego Suarez. De nombreuses maisons de commerce se sont créées ou ont prospéré grâce au marché militaire. Parmi elles, on peut citer la SCAMA (Société des conserves alimentaires de la montagne d’Ambre) et la Société d’Antongombato qui fabriquent des conserves de viande (le fameux « singe » des poilus) ; les Salines Plion et celles de la Betahitra ; des sociétés d’import-export, comme la Compagnie Marseillaise. Et des commerces de moindre importance comme la quincaillerie (Barriquand, De Lanux, Petriconne) ; l’imprimerie (Chatard) ; l’alimentation (Spyropoulos, Vassacos, Laou Pio) ; les tissus (Cassam Chenaï, Alibay Validjy) etc.
Les principaux produits d’importation sont les bois (bruts ou rabotés), les tissus, le vin, le fer, la quincaillerie, les huiles, le ciment, les produits d’hygiène et alimentaires).
Les exportations consistent en poudre d’or, conserves et peaux de bœuf, écaille de tortue, sel.
L’industrie s’est également développée pendant la guerre.Elle est représentée par :
Les conserves alimentaires de la SCAMA et de la Société Rochefortaise d’Antongombato ; l’usine Pierron pour les conserves de porc.
Les Salines de la Betahitra (de la Compagnie française) et Salines Plion, réunies sous la même direction ont produit 11.000 tonnes de sel.
Les fours à chaux, repris par M.Buttet (M.Imhaus a été tué pendant la guerre) livrent 400 tonnes par an.
D’autres petites industries commencent à naître : la scierie de M.Matte, à Sakaramy ; l’usine électrique de M.Laudié qui fournit l’éclairage à Diego-Suarez. Enfin, les ateliers du bassin de radoub assurent les travaux de grosse et petite mécanique. Justement, qu’en est-il du bassin de radoub.
Le bassin de radoub dans les années 20
Depuis 1916, le bassin de radoub a été cédé, après de longues discussions, au Gouvernement de la colonie. Ce furent donc les services coloniaux qui se chargèrent provisoirement du fonctionnement de la forme de radoub et des ateliers de l’arsenal. L’ensemble (qui comprenait également les bâtiments d’habitation) fut dénommé « Bassin de radoub » et fut rattaché au budget de la colonie, les chapitres « Personnel » et « Matériel » étant rattachés au service des Travaux publics. D’août 1916 à juillet 1917 le service d’exploitation resta sous les ordres du Chef de service régional de Diégo ; il devint ensuite autonome sous le contrôle des Travaux Publics (juillet 1917- janvier 1919), puis fut rattaché à nouveau au Service régional (janvier 1919 - novembre 1922) ; enfin il devint une subdivision du Service Maritime de Madagascar (novembre 1922- décembre 1924) date à laquelle il fut « privatisé ».
On le voit, au début des années 20, le bassin de radoub était une « patate chaude » que chaque service essayait de repasser à d’autres ! Il faut dire que l’entretien du bassin de radoub coûtait plus qu’il ne rapportait. D’ailleurs, dès août 1917, le Gouvernement de la colonie avait séparé l’exploitation de la forme qui demeura à la charge du Service du Bassin et les réparations d’atelier pour le compte de particuliers. Cette seconde activité fut concédée à une Société formée de trois habitants de Diego, MM.Plion, Buissere et Givry (qui furent d’ailleurs les seuls à faire une offre). Il faut dire que les travaux publics avaient du pain sur la planche…
Les travaux publics
Depuis sa création la ville de Diego-Suarez manque des routes qui pourraient la désenclaver. En 1920-21 la Province de Diego-Suarez dispose des routes suivantes :
1°La route des placers qui relie Diego à Ambilobe. Cette route est empierrée sur une largeur de 3 mètres et une longueur de 235km740 dont 100km se trouvent dans la province de Diego-Suarez
2°La route de Joffreville d’une longueur de 34 km qui relie Diego au sanatorium de Joffreville en passant par le village militaire de Sakaramy (relié à Diego par une voie ferrée Decauville). Cette route, qui suit sur 12 km600 la route des placers est empruntée journellement par les maraîchers de la montagne d’Ambre
3°La route d’Anamakia d’une longueur de 12 km qui relie Diego à l’usine de conserves d’Antongombato et aux Salines Plion
4° La route d’Ankorika d’une longueur de 5km qui dessert les salines de la Betahitra (et qui suit le tracé de la route militaire de Diego à Orangea)
5°La nouvelle route d’Andrafiabe à Ambahivahibe qui permet l’écoulement des produits des villages du versant est de la montagne d’Ambre.
Ces routes, à peine empierrées, doivent être constamment rechargées et la population réclame à grands cris les travaux (notamment les ponts) qui permettraient de les utiliser en toutes saisons. En dehors de ces travaux d’entretien, des projets d’envergure sont prévus, notamment la prolongation de la route d’Anamakia et – surtout – la construction d’un chemin de fer jusqu’à la baie du Courrier, ce qui permettrait aux navires de décharger leur cargaison pendant les mois de « varatraza ». Les travaux moins importants d’aménagement de la ville ne sont pas exécutés par les travaux publics mais sont généralement attribués, par appel d’offres, aux entrepreneurs de la ville.
La modernisation de la ville
Entre 1920 et 1925, la ville continue ses travaux d’aménagement. En juin 1920, est publié un avis d’adjudication publique pour la construction d’un escalier entre la rue de la République, dans la ville basse, et le boulevard Bazeilles. Cet escalier, qui existe toujours, remplace la rue de l’Echelle, ce qui laisse imaginer comment on allait, jusque là, de certains coins de la ville basse jusqu’à la ville haute ! En août 1920, c’est la construction de l’école européenne (l’actuel Lycée français) qui est mise en adjudication. En 1921 on commence les travaux d’un dispensaire municipal. Mais le grand projet, c’est celui de la construction d’un marché couvert rue Colbert. Il semble que les soumissionnaires à l’adjudication n’aient pas donné les garanties nécessaires car cette adjudication, annoncée dans tous les numéros du Journal Officiel des années 1921 et 1922 sera deux fois reportée. En fait, le marché couvert de la rue Colbert ne sera fini que 4 ans plus tard !
Mais, le souci essentiel de l’administration, en cette période qui voit se succéder les épidémies, c’est la propreté de la ville.
De nombreux arrêtés sont pris pour assurer l’hygiène de la ville. Un arrêté du 8 mai 1920 comporte pas moins de 44 articles contenant des listes d’interdictions et de prescriptions dont nous ne citerons que quelques unes : « les détaillants établis dans les marchés devront entretenir dans un état constant de propreté l’intérieur et les abords de leurs places (art.8) ; il est défendu de traverser les marchés avec des fardeaux malpropres […] (art 33) ; tout chien circulant dans l’intérieur du marché de la ville devra être soit tenu en laisse soit muselé » (art 37). On va même jusqu’à la police des mœurs : « Les troubles, les injures, les offenses aux mœurs, les projections vonlontaires ou non d’immondices etc.. devront être poursuivis conformément à la loi ». D’autres arrêtés interdisent les parcs à cochons, les inscriptions sur les murs etc. Mais le principal problème de la ville, c’est de trouver les fonds nécessaires aux travaux envisagés. Aussi, une accumulation de taxes et d’amendes vont s’abattre sur les malheureux antsiranais : taxe de 15 f (environ 14 euros) par an et par chien ; taxe d’abattage ; taxe de pilotage, taxe de 0,10F par kg de viande pour les frais des visites sanitaires ; frais d’inhumation (600F) etc. Toutes ces interdictions assorties d’amendes, toutes ces taxes, individuelles ou commerciales vont faire naître un profond mécontentement dans la population, notamment dans la population malgache qui paye déjà un lourd tribu à la maladie…
Nous aurons l’occasion d’en reparler…
■ Suzanne Reutt