Il y a 120 ans, une usine ultramoderne…à Diego Suarez !
1890…la ville d’Antsiranana a seulement quelques petites années d’existence…Et pourtant ! A quelques kms de ce qui n’est encore qu’un gros village aux maisons de bois va s’élever une usine de conserves de viande considérée -à l’époque- comme une des plus modernes du monde !
Un projet fou
A l’origine de ce projet, un homme – Monsieur Locamus – au caractère peu facile mais à la volonté d’acier. Un homme que la vie n’épargnera pas puisqu’il aura la terrible douleur de perdre sa femme, assassinée à Nosy-Be.
Sa vie à Madagascar, Paul Locamus l’a racontée dans deux ouvrages intéressants : « Vingt ans de séjour à Madagascar » et « Madagascar et ses richesses ». Dans les 2 livres, Locamus raconte la création de l’usine d’Antongombato.
Le projet naît de la constatation que la France, grande consommatrice de viande de bœuf, est tributaire des Etats-Unis et de l’Australie d’où elle importe, à grands frais, des centaines de milliers de tonnes.
Or, Madagascar regorge de bœufs et la France y possède à l’époque une colonie : Diégo-Suarez.
Le choix de Diégo-Suarez
Pourquoi avoir choisi Diégo-Suarez ?
En 1887, Locamus et ses associés de la Graineterie Française obtiennent un marché avec le Ministère Français de la Guerre pour la fourniture de conserves de bœuf, destinées à l’armée, conserves qui jusque là provenaient en grande partie de Nouvelle Calédonie.
Locamus envisage donc Madagascar et, dans un premier temps, opte pour une installation dans le voisinage de Mananjary.
Il se trouve alors confronté à un obstacle : le Ministère exige pour ses conserves qu’elles proviennent d’une colonie française. Or, à cette époque, Madagascar n’est pas encore colonie française…Mais il y a une solution : il existe à Madagascar 3 territoires français : Sainte-Marie, Nossi-Be et…Diégo-Suarez depuis 1885 !
Le choix de Diégo fut donc avant tout d’ordre fiscal : il permettait d’importer en France des produits exemptés de droits de douane.
La création des usines
Elle fut particulièrement difficile, la colonie de Diégo-Suarez ne disposant d’aucune infrastructure routière ou portuaire.
On fit venir des chalands et des remorqueurs et on construisit en quelques jours des magasins destinés à abriter le matériel importé de France à raison de 1000 tonnes de fret par mois.
Une voie ferrée à traction à vapeur reliant le port à Antongombato fut installée, les wagons étant tractés par une petite locomotive que l’on pouvait voir encore il y a peu de temps à l’entrée des Salines.
Un village destiné à abriter des milliers de travailleurs (parmi lesquels 600 créoles de La Réunion et de Maurice) sortit de terre sur les 5000 hectares accordés par le Gouverneur de Diégo, Froger. Ce village, ainsi que l’usine, était alimenté par une conduite d’eau, établie en une semaine par les habitants d’Ambohimarina et dont un bassin filtrant assurait la qualité.
Quant à l’usine elle-même,un jeune ingénieur était allé la démonter en Tasmanie (Australie) pour la remonter à Anamakia.
Les travaux de mise en place de l’usine durèrent deux ans et demi et coûtèrent la somme, prodigieuse pour l’époque, de 5 millions de francs.
Description de l’usine
Ce qui frappe d’abord, dans l’aventure, ce sont les chiffres.
Lisons, sous la plume de Locamus, une partie de la description de son installation et de son fonctionnement :
« Les abattoirs permettent de dépouiller et dépecer cinq bœufs à la fois…En six heures, l’abatage fournit trois cents bœufs…L’usine principale mesure 7000m2 avec un sous-sol de 3000m2.
L’aile de droite comprend :
1° une antichambre où est logée une machine Hall fournissant 70.000 pieds cubes par heure d’air à moins 70°
2° la salle réfrigérante, capable de contenir 500 bœufs fendus en deux ; la température de cette chambre …peut être amenée à – 15° ; au-dessus de la salle réfrigérante se trouve le dépôt des boites vides …pouvant contenir un million cinq cent mille boites vides d’un kilogramme ;
3° la ferblanterie mesurant…600m2 contenant les machines à équarrir, découper, estamper, rabattre, agrafer, les plaques à souder, les bancs des soudeurs, etc.… Cette salle peut accueillir 250 ferblantiers.
4° la salle des carburateurs Monier…fournissant le gaz nécessaire pour chauffer vingt plaques, 300 fers et éclairer l’usine.
Le centre de l’usine comprend :
1°une chambre de chauffe séparée du reste de l’usine…elle loge 10 grands générateurs perfectionnés de 50 chevaux…un grand collecteur recevant la vapeur..
2° Une salle de 3200m2 contenant :
A- 12 chaudrons de blanchiment des viandes de 2100 litres chacun
B- 4 chaudrons de dégélatinisation des os
C- 10 chaudrons autoclaves de 2100 litres avec chemin de fer et paniers de roulement contenant chacun 600 boites d’un kg
D- Tables de découpage des viandes, de pesage, d’emboitage, de jutage, de fermeture et de soudure des boites pleines
E- Un appareil pour éprouver les boites vides à l’air comprimé
F- 8 bers à vapeur pour éprouver les boites pleines et rechercher les fuites
G- Concasseur à os…
H- Machine de 50 chevaux actionnant tout le matériel
I- Monte-jus pour envoyer le bouillon aux évaporateurs
3° Une salle d’évaporation contenant…des appareils pouvant évaporer 3000L de bouillon par heure.
L’aile gauche comprend :
1°L’atelier de réparation de 400m2 comprenant 8 forges, tours , perceuses, poinçonneuses, raboteuses…
2°les autoclaves
3° une chambre des boites du jour
Dans le sous-sol sont logés les ateliers de montage …la tonnellerie…l’outillage de rechange »
L’usine, équipée pour abattre 300 bœufs par jour, offre 10.000m2 de surface utilisable et emploie 3000 ouvriers.
Telle quelle, cette usine était considérée comme la plus moderne du monde après celles de Chicago …
Et pourtant…
Et pourtant, cette magnifique usine n’a pratiquement jamais fonctionné.
Les raisons avancées pour expliquer ce retentissant échec sont diverses.
Les charges financières tout d’abord.
D’après Locamus, la Graineterie Française fut accablée d’impôts : « Un impôt fut mis sur l’achat des bœufs, un autre sur l’abattage, un troisième sur le matériel naval de la Compagnie, un quatrième sur le Territoire qu’elle occupait, etc.… »
Par ailleurs, le gouvernement malgache exigea une redevance équivalant aux droits de douane des bœufs qui entraient dans le territoire de Diégo-Suarez, comme s’ils étaient exportés. La Compagnie fut donc assujettie à la fois aux impôts français et aux impôts malgaches.
Les tracasseries administratives ensuite
Les conserves étant essentiellement destinées à fournir l’armée française, le ministère de la Guerre envoya des délégués particulièrement tatillons. D’après Locamus « il faudrait plusieurs mois de la vie du Ministre de la Guerre, pour lire les critiques sur la voie ferrée, les ponts, les quais d’embarquement, les travaux de maçonnerie, les proportions de chaux ou de ciment employés dans les mortiers, etc… »
Les fonctionnaires allèrent jusqu’à ordonner de paver le lit de la rivière dans laquelle s’écoulait les eaux de lavage de l’abattoir !
Enfin, les erreurs humaines
Cependant, toujours d’après Locamus, l’échec de la fabrication fut le fait d’un personnel de direction incompétent : « Cet insuccès est uniquement dû à l’incapacité du chef de fabrication et à l’incompétence complète de la direction, tant à Paris qu’à Madagascar ». Les conséquences de cette incompétence auraient été la perte de 80% des conserves fabriquées. « Il y a , dans le voisinage de l’usine, une plaine qu’on avait baptisée : le tombeau des actionnaaires. C’est un cimetière dans lequel on a enfoui plusieurs millions de boites de conserves. De là, la ruine. Il ne faut pas en chercher d’autre motif. »
Effectivement, ce fut la ruine. Pour l’entreprise, pour les actionnaires, pour tous ceux qui avaient misé sur un projet grandiose, sans doute démesuré !
L’usine fut ensuite reprise, scindée, consacrée à d’autres activités…
Telle qu’elle avait été créée, elle cessa de fonctionner en 1894 sans avoir pu exécuter le contrat obtenu en 1889.
■ S. Reutt - Ass. Ambre
Retrouvez plus de photos de l'ancienne conserverie sur le site : www.photos-de-madagascar.com
Récit d’une visite de l’usine d’Antongombato par une voyageuse en 1896
Extrait de « C. VRAY - Mes Campagnes, par une femme, autour de Madagascar » - 1897
‘‘9 septembre 1896
Il parait que nous n'avions pas tout vu en fait d'excursions et que ce pays sauvage contenait à quelques lieues de chez nous une magnifique fabrique de conserves de viande pour l'armée, installée sur un pied inouï et qui est, dit-on, la plus importante après Chicago; la preuve en est là, puisque l'installation a coûté si cher qu'elle est en faillite et que les actionnaires ont « trinqué » fortement, ce qui nous faisait dire, en considérant les énormes marmites où l'on fabrique le Liebig, que le plus sérieux bouillon avait encore été bu par les actionnaires.
Donc, hier matin, visite à cette fabrique qu'on appelle la Graineterie française, du nom de la société qui l'avait fondée.
Prenant passage sur une chaloupe à vapeur de Il direction du port, nous arrivons en une heure environ à l'embouchure de la rivière des Maques, petit cours d'eau qui serpente au milieu des palétuviers et qui se jette tout au fond de la rade; nous la remontons pendant une heure et demie, pour arriver enfin en un point appelé Anamakia, où se fait en temps ordinaire tout l'embarquement des marchandises. Un appontement nous permet d'accoster et nous débarquons au milieu de vastes hangars, parcs à charbon et magasins, le tout bien aménagé, bien espacé au milieu de bouquets d'arbres que domine de temps en temps le panache d'un cocotier.
C'est de là que part la voie Decauville, longue de 10 kilomètres, qui relie l'usine à son débarcadère.
Le téléphone est installé dans une des petites cases qui sont là; je dois avouer, à notre grande honte, que nous avons d'abord beaucoup de peine à nous en servir : chacun essaye sans réussir. Serions-nous devenus tout à fait sauvages 1 ? Moi, je ne m'en mêle pas, détestant cet instrument qui m'impressionne toujours et me coupe la parole dès qu'il s'agit de m'en servir. Nous arrivons même à un résultat, car, au bout de quelques instants, nous apercevons, se dirigeant de notre côté, le petit wagonnet aménagé pour les voyageurs et tiré par deux énormes mulets , sa machine étant pour l'instant en réparation.
Les enfants battent des mains, fous de joie, reconnaissant avec délices le tramway du Jardin d'acclimatation ; nous y prenons place, dos à dos, faisant face à la campagne ; un léger toit et des rideaux nous tiennent à l'abri du soleil.
Nous élançant au travers de ces plaines immenses, emmenés à toute vitesse par nos bêtes, pour lesquelles notre wagonnet ne pèse pas lourd, nous longeons presque tout le temps la rivière des Maques, qui forme comme un bouquet de verdure tout le long de ces grandes prairies, et tout cela nous change heureusement de notre plateau de Diégo, si nu et si aride.
Dans les descentes, on décroche l'attelage, pendant que le wagon descend tout seul, entraîné par son propre poids ; un bon serre-frein est d'ailleurs indispensable pour éviter les accidents que la malveillance ne manque pas de provoquer en plaçant des pierres sur les rails aux tournants et aux approches des ponts. Nous en traversons plusieurs, nous venons même de franchir le dernier que déjà nous apercevons au pied des montagnes les bâtiments de l'usine; ce sont de grandes constructions en briques d'une centaine de mètres de façade. Derrière ce premier plan sont étagées, sur les collines, les habitations des Européens et, à gauche, dans le fond de la vallée, serré le long de la rivière, l'immense village habité par tous les indigènes employés à l'usine.
Encore quelques minutes de chemin et nous arrivons à une barrière qui s'ouvre devant nous. C'est là que nous trouvons M. B..., ingénieur-gérant, qui nous reçoit on ne peut plus aimablement.
Sa case est une belle maison coloniale, très grande et très confortable ; une large véranda l'entoure et la préserve du soleil. Nous mourons de faim ; un excellent déjeuner nous attend et, certes, nous y faisons honneur.
L'usine est actuellement en liquidation. On avait eu le tort de vouloir aller trop vite et sans se rendre suffisamment compte des choses ; c'est ainsi qu'on avait envoyé, dés le début, tout un personnel de boucliers venant directement de la Villette ; puis on s'était mis tout de suite à fabriquer les conserves de viande ; or, il paraît que, dans ce genre d'industrie, ce n'est pas la viande qui rapporte le plus, mais bien tous les autres produits, tels que : Liebig, margarine noir ani- mal, etc.
M. B... vient de tout remettre en état et de faire construire tous les bâtiments nécessaires ; on n'attend qu'un ordre de France pour reprendre les travaux; les fourneaux sont chargés et prêts à être allumés.
Les boeuf ne manquent pas dans le pays car, pendant les quelques mois que l'usine a déjà fonctionné, c'est oo bêtes par jour qu'on mettait en boites. Ajoutez à cela que le bateau à vapeur venant de Maurice tous les mois emporte chaque fois des chargements de 300 boeufs.
L'abattoir est admirable d'installation et de propreté. Les bêtes arrivant par une des extrémités, doivent passer par une sorte de tambour à claire-voie et un indigène, au moment où le bœuf apparaît, le frappe d'un coup de sagaie à la tête. Aussitôt le cadavre est enlevé et dépecé, pendant qu'un autre boeuf se présente, et ainsi de suite tout le jour; une rivière coule en permanence, car les heureux mortels de ce pays ont l'eau à discrétion.
L'usine, bien entendu, se suffit entièrement à elle-même; le gaz et l'électricité, indispensables dans une pareille entreprise, sont produits sur place ; on trouve aussi un laboratoire, une pharmacie, une boulangerie et tous les ateliers de réparation imaginables.
Les peaux, après avoir été tannées légèrement, sont expédiées à Salonique et destinées à fournir les fameux cuirs de Russie ; ainsi la Parisienne, qui porte dans sa poche le petit porte-monnaie élégant, en cuir satiné et parfumé, est loin de se douter que sa bourse a vu le jour sous le ciel de Madagascar.
Avec la graisse on fabrique des bougies et le reste est envoyé (ô douleur!) comme margarine dans toutes les beurreries de France; ainsi donc, plus d'illusions sur la tartine beurrée du five o'clock-tea.
Le Liebig, lui, n'est pas falsifié et c'est bien le résidu le plus honnête et le plus pur d'une viande magnifique. Quant aux os, ils sont pulvérisés pour faire du noir animal. Vous voyez que rien n'est perdu.
Après cette visite détaillée, il faut songer au retour; nous remontons sur notre petit wagonnet qui nous reconduit jusqu'à Anamakia; là on nous montre le cadavre d'un énorme caïman qu'on venait de capturer, alors qu'il avait dévoré une malheureuse femme, qui avait eu l'imprudence de traverser la rivière à gué à la nuit tombante.
Ce sont des accidents qui arrivent couramment, niais nous n'avons pas encore eu la chance d'apercevoir le moindre crocodile vivant ; il paraît qu'on ne les voit que quand on n'en a pas envie.’’
Commentaires
j'ai visité cet endroit, il y a 15 ans.!
merci à l'Association Ambre pour toutes ces recherches, et ces informations, et merci à la Tribune de Diégo que j'ai toujours plaisir de lire.
S’abonner au flux RSS pour les commentaires de cet article.