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Catégorie : Histoire
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Un agent de police règle la circulation dans la rue Colbert
Un agent de police règle la circulation dans la rue Colbert

Il y a cent ans comme maintenant, les relations entre les « autorités » et les simples citoyens de Diego Suarez n'étaient pas toujours des plus harmonieuses. Il suffit de lire la presse antsiranaise de l'époque pour découvrir les sujets de mécontentement qui agitaient la population du Territoire et pour s'étonner de la virulence des attaques, parfois satiriques et parfois brutales contre ceux qui dirigeaient la ville ou le pays !

L'administration de Diego Suarez

Diego Suarez, après avoir été, aux tout débuts, gouvernée par un commandant militaire, fut ensuite administrée par un gouverneur civil, Froger.
La ville fut ensuite dirigée par des fonctionnaires, administrateurs des colonies, qui eurent, de façon assez fluctuante, le titre de Chef de Province, de Chef de district ou d'Administrateur-Maire.
Le 13 mars 1900, Diego Suarez ayant été constitué « Territoire militaire » sous l'autorité du Colonel Joffre, un arrêté du Gouverneur Général confirma dans ses fonctions l'administrateur-maire qui « continuera à exercer en cette double qualité, sous les ordres du commandant militaire, les pouvoirs et attributions qui lui sont conférés par les règlements en vigueur ».
Cependant, en 1902, les militaires s'arrogèrent ces pouvoirs puisque la fonction de maire fut attribuée à l'officier de renseignements du colonel Joffre, le lieutenant Chevalier.
Diego Suarez, redevenue « civile » vit se succéder un grand nombre de ces administrateurs qui ne faisaient que passer. En effet, si l'administrateur Cardenau (qui donna son nom à la rue qui montait du port) demeura assez longtemps à son poste, on assista, à partir de 1905, à une rotation presque annuelle des titulaires du poste.
Que l'on en juge:
- 1908: M.Garnier-Mouton, chef de la province
- 1909-1910: M.Estèbe: chef de la province, M.Planus étant chef du district d'Antsirane;
- 1911: M.Pradon, chef de province;
- 1912-1913: Compagnon, chef de province; Le Noir de Carlan de Tournemine, chef du district d'Antsirane
- 1917-1918Demortière, chef de province; Lavau chef du district.
A partir de 1918, les 2 charges furent jumelées et l'administrateur-maire fut en même temps chef de province.
Ces changements de poste fréquents ne devaient sans doute pas permettre aux titulaires de bien connaître leur juridiction.
Cet « éloignement » de leurs administrés se doublait de la jalousie que provoquait leur statut privilégié de fonctionnaires. Aussi, étaient-ils généralement détestés de la population composée, du côté français, de commerçants et de colons et du côté malgache, d'employés, de journaliers, de petits commerçants et de domestiques soumis à des règlements changeants et souvent injustes.
Aussi, dès les premières années de la colonisation le besoin de plus de démocratie s'exprime dans les journaux: « N'est-il pas temps que nous ayons un maire? » s'exclame la Cravache Antsiranaise du 8 novembre 2008, et , pour parvenir à ce but, le journaliste en appelle à la pétition : « Pétitionnons, peuple d'Antsirane, soyons unis d'esprit et de cœur et demain les édiles élus par vos suffrages formeront le Conseil Municipal discutant, sous la présidence d'un Maire légitimement élu et reconnu, vos intérêts les plus sacrés ».
Même son de cloche 20 ans plus tard, dans la Gazette du Nord de Madagascar : « L'heure est venue de chercher à s'évader un peu de la tutelle administrative absolue sous laquelle ils (les antsiranais)vivent depuis 33 ans ».
En fait, il fallut attendre le décret du 24 mai 1924 pour que soient organisés des conseils municipaux élus à Madagascar (décret qui ne fut d'ailleurs pas immédiatement exécuté pour de nombreuses communes) et il fallut patienter jusqu'en 1957 pour que Diego Suarez puisse élire démocratiquement son maire.
Cette autorité, imposée, fut donc très mal supportée par les habitants de la ville, qui formulèrent souvent, de façon plus ou moins déguisée, l'accusation de despotisme.

Les « despotes » municipaux

Cette détestation va s'exprimer , dans les journaux par les sobriquets dont sont affublés les Administrateurs successifs : en 1908, l'administrateur-maire est surnommé « Barbapoux » ce qui n'est pas trop méchant. Par contre, le caractère souverain - voire despotique- des maires non-élus provoque une quantité de qualificatifs évoquant les tyrans de la Rome antique : « empereur », « consul », et, de façon plus pédante, on prédit les pires dictatures: « vous serez obligés de courber votre front devant les injonctions d'un Brennus implacable; vous serez longtemps encore la pâture d'un Vitellius aux instincts féroces et inhumains ». Pas moins!
On accuse également les édiles d'incompétence et de favoritisme: « Oui, messieurs les grands chefs, c'est à vous que nous nous en prendrons; nous ne vous craignons pas...Nous ferons connaître au grand public que si votre subalterne ne fait pas grand chose, c'est parce que vous ne faites rien vous-même: que vous avez horreur du travail à tel point qu'il vous en coûte de donner une signature! ». Paresse mais aussi ignorance : « vous ignorez complètement vos propres règlements » . (La cravache du 17 janvier 1909)
Dans une lettre ouverte au Ministre des colonies on peut voir, en 1908, des attaques extrêmement vives (voire grossières) envers le gouverneur-général Augagneur et les Administrateurs locaux : « Aussi, dans les provinces, il y a des administrateurs qui dament le pion à leur maître (Augagneur) pour les sottises et la suffisance; ce sont naturellement des timorés, des jésuites à robe courte et des quakers; il y en a dont l'incapacité étonne même le malgache qui ne peut se faire une idée que parmi le fanjakana il y en ait d'aussi gaga ». Et de citer le maire de Diego Suarez, Garnier-Mouton, qui, comme son nom pourrait l'indiquer est vétérinaire de formation et ne s'intéresse qu'au bétail!
Incurie, injustice, abus d'autorité, bien d'autres critiques sont adressées -souvent de façon injuste- aux administrateurs de la ville.
Mais, en dehors des « noms d'oiseaux » attribués aux édiles, des griefs précis sont régulièrement adressés à ceux qui gouvernent Diego Suarez.

Les griefs les plus courants :

Non aux impôts
Les premières récriminations concernent évidemment les taxes et impôts dont était frappée la population.
Dans une chronique, La cravache s'exclame: « Moins d'impôts, tout d'abord! Il y en a sur tout, il en sort de partout, et pourquoi s'il vous plaît ? »
Et le journaliste de préciser où vont, à son avis, les impôts des antsiranais: « Est-il nécessaire, je vous le demande, de donner des frais de représentation à des fonctionnaires royalement appointés pour qu'ils en dotent leurs filles ou leurs maîtresses...
Faut-il des frais de déplacement à des gens grassement payés, qui ne se déplacent que par distraction... »

Et le journaliste continue en évoquant les frais de rapatriement des fonctionnaires et tous les avantages qui sont les leurs par rapport aux charges qui pèsent sur ceux, commerçants et agriculteurs, qui produisent de la richesse.
Haro sur la police
Les problèmes de sécurité sont aussi au centre des récriminations des citoyens. C'est ainsi qu'en 1908 on attribue à l'incapacité de la police un crime qui s'est produit dans la Betaïtra: « Après l'assassinat de Ruggieri et de Vidot, un poste de police s'imposait pour garantir la sécurité de deux ou trois villages qui se trouvaient dans la vallée de la Betaïtra...Mais l'Administration a cru devoir rappeler à Antsirane le seul Agent qui s'y trouvait: aussi les fahavalos s'en sont donné à cœur joie en attaquant un de ces villages...
Je dis que le principal auteur de ce crime est l'Administration qui, en rappelant les agents à Antsirane a laissé la laborieuse population de cet endroit sans défense vis à vis des malandrins qui pullulent sur les routes... »
(La cravache du 14 février 1908)
Dans un article de 1909, les attaques contre la police se font plus précises et plus violentes:
« Autant que tout autre corps, la police a droit au respect; mais ce respect n'est dû qu'à ceux des policiers qui en sont dignes. Malheureusement, et trop souvent, ce n'est pas le cas.
La faute en revient naturellement à l'Administration...
Les honnêtes gens qui font partie de ce corps (la police) à Madagascar...souffrent d'avoir à leurs côtés des nullités, des ivrognes, voire même des chevaliers de certaines industries spéciales qu'il nous répugne de nommer ».
Mais, une fois encore, l'auteur de l'article rend l'Administration coupable de cet état de fait : « Nous accusons l'Administration!!! C'est elle le fauteur principal de tout ce qu'on peut reprocher à certains agents de police dont l'indélicatesse frise l'escroquerie...»

« Un employé indigène arrangeant le fil télégraphique à Tanambao »
« Un employé indigène arrangeant le fil télégraphique à Tanambao »

« Existe-t-il un service de voirie à Antsirane » ...s'exclame La Cravache Antsiranaise qui répond aussitôt : « Oui, mais il est si mal dirigé que son existence n'a aucune utilité.
En effet...il doit n'exister nulle part une ville aussi sale, aussi mal entretenue que celle d'Antsirane »
.
Et au fil des numéros de ce journal et de ceux qui lui succèderont comme la Gazette du Nord ou L'Eclaireur, s'égrène la liste des rues devenues impraticables par temps de pluie, ou envahies d'ordures, ou plongées dans le noir.
Suivant les années, et la succession des administrateurs, on déplorera le cloaque devant l'hôpital, ou la salle du tribunal transformée en salle de douche par temps de pluie, les jardins revenus à l'état sauvage etc. etc.
Comment faire confiance à la poste?
Les services postaux sont aussi au centre de bien des réclamations: soit que l'on ferme des bureaux de poste jugés indispensables (comme celui de Sakaramy supprimé en 1935) soit qu'on signale des retards inexcusables ou la perte des courriers ou des mandats. Plus tard, ce sera contre le téléphone qu'il y aura des réclamations, notamment à Joffreville, où le journal se plaint, en 1928 des « oreilles indiscrètes » qui écoutent les conversations...
Et, parmi les milliers de sujets qui mécontentent les antsiranais et dont ils font grief à leurs administrateurs, toujours, encore et encore, le problème de l'eau, celui du riz et - plus tard- celui de l'électricité...
On vit même à une époque, les citoyens se plaindre...de l'heure qu'affichaient les horloges publiques: en effet, d'après la Gazette du Nord de 1928 « Il y a l'heure de la Poste, il y a l'heure de l'Eglise, il y a enfin l'heure du Canon...Or toutes ces heures sont différentes, et il ne s'agit pas de quelques minutes mais de différence ayant atteint 45 minutes exactement ». Et qui est le coupable? Vous avez deviné! « l'Administration, responsable de cet état de choses, déplorable pour tous ».

Le poste de police de Tanambao
Le poste de police de Tanambao
Un problème éternel

Tous ces dysfonctionnements étaient-il dus au fait que les administrateurs étaient nommés ? La démocratie allait-elle réconcilier les antsiranais et leurs édiles ?
On peut en douter à la lecture de la Gazette du Nord de septembre 1928, alors que Diego Suarezbénéficiait (depuis peu) d'un conseil municipal élu et non nommé :
« Lorsque Diego Suarezne possédait qu'une commission municipale, la Ville avait les deux éléments indispensables à l'hygiène et à la sécurité: l'eau et la lumière.
Maintenant qu'elle a une municipalité élue, il n'y a plus d'eau pour se laver et bientôt, il n'y en aura même plus pour boire; l'éclairage des rues a disparu; aussitôt la nuit tombée, la ville est transformée en un coupe-gorges.
il est à croire que les détracteurs de la démocratie ont raison »
.
Nous le voyons, à Diego Suarez comme ailleurs, autrefois comme maintenant, l'opposition gouvernants-gouvernés est un problème éternel. Mais peut-être la vivacité et l'humour des critiques permettaient-ils aux administrés , autrefois plus que maintenant, de se décharger de leurs rancœurs vis à vis des autorités.
■ S. Reutt - Ass. Ambre