Imprimer
Catégorie : Histoire
Publication :
Chemin de fer Decauville ...à traction animale
Chemin de fer Decauville ...à traction animale

Quand la France obtient , par le traité de 1885, l'autorisation de s'installer dans le Territoire de Diego Suarez-Suarez et d'y faire « des installations à sa convenance », il n'existe aucune voie carrossable dans la région. Quant au petit village d'Antsirane, établi sur un ancien marais, on doit, pendant la saison des pluies y circuler en pirogue...

Cette situation durera un certain temps puisque, en 1894, c'est à dire près de 10 ans après, C.Vray, femme d'officier français, doit, pour passer du port à la ville haute, emprunter, selon ses dires «  des chemins impossibles » et elle précise qu'elle grimpe « par des sentiers de chèvre »...

La ville basse, qui s'est développée, possède pourtant alors quelques rues notamment la rue de la République, artère centrale , non empierrée et jonchée, selon C.Vray « de débris de toutes sortes ».
Dans ces conditions, la plupart des gens circulent à pied à l'intérieur de la petite ville.
Mais, le petit commerce s'étant développé, comment amener les marchandises à Diego Suarez?

Les bœufs porteurs

On va donc faire avec les moyens du bord...Si quelques officiers possèdent un cheval (les chevaux resteront toujours rares à Diego Suarez), si certains convois militaires utilisent des mulets importés d'Algérie, les simples civils « sont forcés d'avoir un bœuf porteur »(C.Vray). En effet, les chemins étant pratiquement inexistants, il faudra attendre quelques années encore pour utiliser des charrettes : le bœuf porteur, lui, avec sa charge sur le dos, passe partout. On lui confiera donc le soin de transporter toutes sortes de marchandises: riz, légumes, eau... et même le courrier !
Le savant Kergovatz, qui visite Diego Suarez en 1894 suggère même d'organiser, « pour développer le commerce, des convois réguliers de bœufs porteurs ». Le bœuf porteur sert aussi au transport des personnes et l'on verra même, à défaut de chevaux, une « cavalerie de bœufs » montés par des militaires malgaches. L'artillerie de montagne utilisera, elle, les bœufs porteurs pour transporter les pièces d'artillerie.
Dès qu'il s'agit de faire un long parcours, le premier moyen utilisé par ceux qui veulent circuler hors de la ville est le moyen de déplacement traditionnel malgache de l'époque: le filanjana. Ce mode de locomotion restera en usage jusqu'à l'apparition de l'automobile, au tournant du siècle.

Le filanjana

Lisons ce qu'en dit C.Vray :
« Le filanzane ou fitaçon est une espèce de petite chaise à porteurs, dont le siège est en toile, suspendu à deux brancards assez longs, portés sur les épaules par deux hommes devant et deux hommes derrière. Les Hovas pratiquent beaucoup ce genre de locomotion et sont de très bons porteurs... On les appelle des bourjanes ; ils peuvent marcher très longtemps sans se fatiguer et en se nourrissant fort peu. Ils sont obligés de changer d'épaule à peu près toutes les deux minutes; celui des quatre qui dirige les autres donne un petit signal et les quatre hommes en même temps font le changement sans que vous sentiez quoi que ce soit, du moins si vous avez de bons porteurs...
Nous traversons tout le plateau et marchons longtemps avant de le quitter; de temps en temps nos bourjanes prennent leur essor et, sur un signal, partent au grand galop: nous fendons l'air comme sur les ailes d'un papillon: c'est délicieux décidément ce moyen de locomotion »
.
Nous aimerions avoir l'avis des porteurs...
M. de Kergovatz qui nous donne également une description de voyage en filanzane, se pose, lui, quelques questions : « Il y a bien, je l'avoue, une certaine appréhension au début et surtout un certain malaise moral de se voir porté par des hommes réduits à l'état de bêtes de somme, mais ils prennent cette misère si gaiement! toute la route n'est pour eux qu'une longue causerie coupée de grands éclats de rire. Et puis, y a-t-il si longtemps que les porteurs de chaise ont disparu en France ? »

« Ramatoa en Filandjana »
« Ramatoa en Filandjana »
Le pousse-pousse

Dès 1900, le filanjana va être supplanté, à Madagascar, par un nouveau moyen de transport de personnes : le pousse-pousse. Bien sûr, il faudra attendre un peu plus longtemps pour que l'innovation fasse son entrée à Diego Suarez.
Ce changement est dû essentiellement à deux raisons: il est plus économique que le filanjana qui réclame un grand nombre de porteurs se relayant régulièrement. Enfin, il est rendu possible par l'amélioration de l'état des routes et des rues.
Voici ce qu'on lit à ce sujet dans la Revue de Madagascar de 1900:
« Il serait sans doute prématuré de proclamer que le filanjana a fini son temps et que le bourjane est sur le pavé, mais il faut reconnaître que l'achèvement des routes et leur praticabilité sur de longues distances nécessiteront sous peu un perfectionnement dans les moyens de locomotion et amèneront l'abandon progressif du pittoresque palanquin malgache. En attendant que les chevaux et les voitures, les automobiles ou motocycles, voire même les trains de chemin de fer, puissent, en toute les directions, promener le voyageur dans la Grande Ile, une tentative intéressante vient d'être faite avec l'élégant pousse-pousse indo-chinois. Cette légère voiture, qu'un seul homme peut traîner, marque sur le filanjana un progrès très réel. En dehors de ses autres qualités, le pousse-pousse aurait du moins l'avantage d'être plus économique que le filanjana, puisque, pour de longs trajets, il n'exigerait pas plus de deux ou trois hommes au lieu du minimum de huit indispensable au filanjana. Les trois hommes seraient complétés par un porteur de renfort pour la traction et un autre pour pousser la voiture aux montées trop pénibles ».
Et la Revue de Madagascar de citer des expériences de trajet « au long cours » en pousse-pousse sur la route de Majunga et sur la route de Tamatave.
En fait, très rapidement, l'utilisation du pousse-pousse sera cantonnée aux rues des villes ou de leurs alentours.
En tous cas, le succès des pousse-pousse est immédiat à Antsirane où, tirés généralement par des Antaisaka - que l'on nomme généralement des Antaimoro- ils vont littéralement envahir les rues, provoquant ainsi des accidents amenant les autorités à règlementer sévèrement leur utilisation.
C'est ainsi qu'en 1908, une « visite technique » est imposée aux pousse-pousse, sommés de se réunir sur la Place Kabary pour y être visités par une commission désignée à cet effet; procédure qui irrite les propriétaires de pousse-pousse qui réclament aux autorités d'être conciliantes : « ne suspendez ni le commerce ni la vie publique pendant une journée ».
En effet, si l'on en croit les quelques mots écrits sur une carte postale de 1908 : « c'est le seul moyen de transport »...
En fait, ce n'est pas tout à fait vrai...Pour les transports à l'extérieur de la ville, Diego Suarez dispose depuis le début du siècle d'une voie ferrée.

Le Decauville

Nous l'avons vu dans un article précédent, une voie Decauville, construite en 1900, part du port et conduit d'abord jusqu'à la Fontaine Tunisienne (emplacement de la Star), puis jusqu'à Sakaramy.
Tous les jours, une voiture postale et un convoi de ravitaillement partent d'Antsirane pour Sakaramy. Mais, à ce moment-là, les voitures qui circulent sur les rails de la voie Decauville sont à traction animale, c'est à dire tirés soit par des bœufs, soit par des mulets ou des chevaux.
Pour les « autorités », il existe même un wagon d'apparat qui leur permet de faire le chemin jusqu'à Sakaramy dans de bonnes conditions de confort.
Mais les choses vont vite...Voilà déjà que l'on parle de la traction automobile !

L'automobile

Elle fait son entrée à Madagascar en 1900. Et à tout seigneur, tout honneur, c'est le Gouverneur Général Gallieni qui fera les premiers essais de ce mode de locomotion nouveau dans la colonie. Sur sa demande, le ministère des Colonies fournit au Général 3 voitures Panhard-Levassor: 2 omnibus à 6 places, forme break, de 12 cv et une voiture à deux places de 6 cv.

Publicité pour le Garage Central
Publicité pour le Garage Central

Les essais se font, pour les omnibus sur un parcours de 80km de Mahatsara à Beforona, 80 km que les deux voitures couvrent en cinq heures cinquante minutes, soit à une vitesse moyenne de 14km à l'heure.
La voiturette, elle, fait le parcours Moramanga - Sabotsy à la vitesse prodigieuse de 24km de moyenne, soit, d'après la Revue de Madagascar, « à une vitesse quatre fois supérieure à celle du bourjane marchant sur les meilleures pistes ! »
Mais il y a un problème: si les résultats sont assez satisfaisants sur les plateaux, par contre, les petites merveilles ont tendance à « chauffer » sur la côte.
Il faudra donc attendre un peu pour que Diego Suarez découvre l'automobile... D'autant plus que le nord n'offre pour l'instant que deux routes carrossables : celle d'Antsirane au Camp d'Ambre par Sakaramy (30 km); celle d'Antsirane à Anamakia (9km).
En 1910 encore, l'Annuaire de Madagascar signale que le transport des personne se fait par pousse-pousse à l'intérieur et aux alentours de la ville.
Quant au chemin de fer Decauville, s'il a été doté, dès 1904, d'une locomotive, il continue de façon régulière à transporter militaires et civils dans ses petits wagonnets à traction animale jusqu'à Sakaramy, le reste du parcours jusqu'au Camp d'Ambre se faisant en voiture attelée.
En 1912, cependant, la route des Placers qui va d'Antsirane à Ambilobe est pratiquement achevée et l'Annuaire annonce que cette portion sera accessible aux voitures (sous-entendu, à traction animale) et aux... automobiles !
Est-ce à dire qu'il y a déjà des automobiles à Diego Suarez ? Je n'ai pas pu en trouver la preuve mais , ce qui est sûr, c'est que l'Annuaire de 1916 annonce qu'à partir du 1er janvier 1915 un service d'automobiles est mis en place sur la route du Camp d'Ambre, et promet que, dans le courant de 1916 les voitures pourront aller jusqu'à Ambilobe.
On est entré à Diego Suarez dans l'ère de l'automobile avec son cortège de règlements, d'interdictions,de permis... et d'accidents.
D'ailleurs, dès 1901, le Journal Officiel de Madagascar avait publié les « Dispositions applicables aux véhicules à moteur mécanique ». Ces dispositions, qui comprennent plusieurs dizaines d'articles témoignent de la crainte qu'inspiraient encore ces nouvelles machines. Voici quelques-uns de ces articles :
- Art 37 : les appareils devront être disposés de telle manière que leur emploi ne présente aucune cause particulière de danger et ne puisse effrayer les chevaux ni répandre d'odeurs incommodes.
- Art 39 :le véhicule devra être disposé de manière à obéir sûrement à l'appareil de direction et à tourner avec facilité dans les courbes de petit rayon...Les automobiles dont le poids à vide excède 250kgseront munis de dispositifs permettant la marche arrière.
- Art 44 : Nul ne pourra conduire une automobile s'il n'est porteur d'un certificat de capacité délivré par le chef de province de sa résidence sur l'avis favorable du service des travaux publics. un certificat de capacité spécial sera institué pour les conducteurs de motocycles d'un poids inférieur à 50 kg.
- Art 47 : ...En aucun cas la vitesse n'excèdera celle de 20km à l'heure en rase campagne et de 10 km à l'heure dans les agglomérations...
Malgré ces précautions et malgré la vitesse, disons... raisonnable, autorisée, les accidents seront assez nombreux à partir de 1925 à Diego Suarez; les infractions également.
Dans la Gazette du Nord du 22 octobre 1927, on peut ainsi trouver, à la rubrique « Faits divers » :
« - Akbabaraly Validjy Koycha (Indien) commerçant rue Colbert a fait l'objet d'une enquête pour avoir blessé légèrement l'anjouanais Hyacinthe Sadala en conduisant une voiture automobile dont il n'avait pas de permis de conduire.
- Enquête est ouverte contre le né Amady pour homicide par imprudence provoqué par l'automobile qu'il conduisait.(2 mois de prison) »

Toujours dans le même numéro, le journal fait la liste des nombreux procès-verbaux pour défaut de permis de conduire et de plaques d'immatriculation.
Les garages commencent à proposer des véhicules utilitaires, comme la camionnette Latil, vendue chez A.Mareuil, la camionnette 2 tonnes Berliet que l'on trouve à la Compagnie Lyonnaise, les véhicules Citroën, chez Mousset, représentant de la Société Ulysse Gros ; des ateliers de réparation s'installent... On trouve chez Besson, à la rue Gouraud, la fameuse Motobecane. Et, si vous êtes de passage à Diego Suarez, vous pouvez louer « à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit » une automobile chez Mortages à l'Hôtel des Mines.
A ce moment-là, les Antsiranais qui en ont les moyens n'ont que l'embarras du choix : si l'on veut une voiture particulière, on peut trouver chez Thery la « nouvelle » Ford ; au Garage Central, la 201 Peugeot, version cabriolet ou conduite intérieure ; chez Cassam-Chenaï, la belle américaine Chevrolet. D'ailleurs, pour le mariage de sa fille, M.Cassam Chenaï, à l'issue de « fêtes splendides et ininterrompues durant six jours » (Gazette du Nord du 28 juin 1927) fera défiler, musique en tête, 24 voitures automobiles, encadrées de tirailleurs portant des torches.
Mais déjà, si on les admirait encore, les automobiles ne surprenaient plus.
A l'heure actuelle, le filanjana est (heureusement) oublié, quant au pousse-pousse il n'est plus utilisé que pour le transport des matériaux ou des petits écoliers en tablier rose ou bleu, serrés comme les poussins d'une couvée.
Mais les Bajaj (taxi-motos) qui sillonnent les rues de Diego Suarez et qui sont en train de remplacer les célèbres 4L jaunes, renouent, dans une certaine mesure, avec l'époque où l'on pouvait découvrir la ville le nez au vent...
■ S.Reutt