L'introduction du numérique et l'extinction progressive des studios photographiques à Diego vont-ils modifier la pratique de sauvegarde de la mémoire familiale à travers l'album photo ? Enquête menée dans les plus anciens studios photographiques encore existants de Diego Suarez (SAIFY PHOTO et KOUTBI PHOTO) ainsi qu'auprès des photographes ambulants de la ville.
L'album photo à Diego Suarez, gardien de la mémoire familiale.
Il est très courant à Madagascar que l'étranger de passage, invité dans une famille, se retrouve à feuilleter l'album photo et, pour chacune des photographies soigneusement sélectionnées, écoute les commentaires de la famille. De cette manière, et le plus souvent autour d'un verre, il est introduit de manière symbolique dans la sphère privée de l'intimité familiale. Autour de l'album, on rejoue la vie des personnes encore vivantes et on fait revivre ceux qui ont disparu. Comme l'écrit Christian Boltanski : « Quelqu'un a dit : on meurt deux fois. On meurt quand on meurt et on meurt une deuxième fois quand on trouve votre photo et que plus personne ne sait de qui il s'agit » (2002)
Le plus souvent cet album retrace à travers quelques photos les évènements importants que la famille souhaite retenir comme le mariage, le baptême, la naissance ou les fêtes religieuses et fêtes profanes (soirées), etc. Les habitants de Diégo aiment de toute évidence à marquer ces événements par des séances de photographie. Il suffit pour s'en rendre compte de se rendre place de l'indépendance, avec ses parterres de fleurs et ses arbustes à l'abandon. Avec un peu d'attention, on découvre que cette place attire étrangementde 7 heures à 18 heures des « photographes ambulants » qui attendent le chaland.
Le rituel de la pose studio s'est déplacé dans la rue
Aujourd'hui, il ne reste que deux studios photographiques à Diego Suarez, Koutbi Photo créé il y a 40 ans qui selon les propos son propriétaire n'est plus véritablement un studio, et Saifi photo fondé il y a 35 ans. C'est dans ce dernier studio, en face du Bazar Kely, que nous nous rendons. Quand on se rend à Saifi photo, ce qui étonne en premier, c'est de rentrer dans un magasin d'électroménager. Signe évident du déclin progressif des studios photographiques et de la difficulté qu'ont les propriétaires à les maintenir en vie. Monsieur Zavar, un homme adorable et nostalgique de l'âge d'or de la photographie, nous ouvre les portes de son studio situé dans l'arrière boutique du magasin. Trois grosses torches sont installées en direction d'un décor d'arrière plan représentant une piscine avec chaises longues et bungalows. Un modeste appareil numérique (Nikon) repose sur un pied dans l'attente de la prochaine séance photo.
Lors de la séance photo, c'est lui même qui se charge de donner les poses même si la plupart du temps, il sait que ses modèles aiment bien se mettre debout, en « garde debout » selon l'expression de Monsieur Zavar. Des accessoires sont souvent utilisés, signes ostensibles de richesses et d'appartenance à un milieu social. « Certaines personnes viennent avec des montres, la radio, d'autres, des comoriens » précise t-il, « avec des bijoux. Parfois, ils font rentrer leur bicyclette. Je ne peux les refuser. Ils font asseoir leur femme sur le vélo et se mettent à côté en la tenant par le cou ». Zavar se fait un point d'honneur à mettre, comme tout bon photographe de studio, son modèle à l'aise.
« Dans le temps, nous explique t-il, il y a quinze ou vingt ans, la photographie -noir et blanc et couleur- marchait beaucoup et le prix était moins cher. Je faisais 50 à 60 pellicules par jour. Avec ce studio, j'ai fait voyager mes parents en Inde, j'ai marié mes deux sœurs, et puis les deux frères se sont mariés dans ce studio. C'était impeccable ». Aujourd'hui tout a changé. Son studio fonctionne au ralenti et il va de soi qu'il ne peut plus le faire vivre. Hélas les temps ont changé, nous dit-il, « si je fais une dizaine de photos par jour, grand merci bon Dieu ! »
Deux raisons qui peuvent expliquer ce changement :
Tout d'abord, des laboratoires comme le Fuji Film de la rue Lafayette se sont équipés de machines automatiques perfectionnées. Le processus de développement et de création artisanal qui existait dans des Laboratoires comme Saifi s'est peu à peu éteint. La rapidité de développement de ces machines a attiré une clientèle vers des laboratoires modernes qui proposent à la fois la prise et le développement des photos d'identité en dix ou quinze minutes.
Ensuite, l'arrivée du numérique a favorisé l'apparition des « photographes ambulants » estimés à plus de deux cent par Monsieur Zavar. Place de l'Indépendance mais aussi Place de l'hôtel de ville, nous dit-il, les gens d'Antsiranana aiment à sortir pour se promener et « prendre des photos en nature ».
Les photographes ambulants
Par hasard, nous avons fait la connaissance d'Aboudou, 54 ans, « photographe ambulant ». Assis indolemment sur une rambarde, place de l'indépendance,les jambes dans le vide, il est adossé à un poteau. Un appareil argentique (un Canon AE1) pend à son cou. Le calme et l'assurance se lisent sur son visage. Les traits de cet homme expriment une cordialité joviale qui le distingue des autres photographes présents ; nous le rejoignons.
Figure emblématique parmi les photographes ambulants de Diégo, il exerce son métier depuis 22 ans. Toujours à l'argentique en attendant d'avoir assez d'argent pour un numérique de qualité, il nous rassure néanmoins, et précise qu'à Madagascar le développement du film n'est pas trop cher. D'ailleurs, les films qu'il utilise, il ne les n'achète pas car ils sont périmés de un an. Sur un film de 36 poses, il en garde en général quinze de bonnes. « On me téléphone en fin d'année, à Pâques ou pour la fête nationale du 26 juin. Beaucoup de clients de 18 à 20 ans viennent aussi pour des photos d'identité et pour la correspondance avec les Vazahas. Les femmes envoient les photos en France. C'est un mariage derrière mes photos, me dit-il amusé, 70% d'entre elles ont gagné ! » Aboudou propose 15 000 FMG les deux photos, soit une pose à 3000 Ariary. D'autres photographes repartis entre la place de la mairie et la place de l'hôtel de ville mais également dans les « jardins d'amour » (cf Tribune de Diego 41, p°7), se partagent cette activité.
L'album photo papier résiste au numérique
Quoi qu'il en soit l'introduction du numérique semble ne pas altérer la mémoire familiale soigneusement gardée dans les albums photo. Encore très peu de personnes à Diego Suarez possèdent un ordinateur chez elles. Ainsi la frénésie de tout photographier, de tout stocker que nous retrouvons dans les pays dans lesquels l'informatique est omniprésente dans les foyers, n'existe pas. Le tri sélectif des photos, principe même de la mémoire familiale, s'effectue grâce au développement de la photo papier. Qu'elle provienne d'une prise de vue studio ou d'un cliché de photographe ambulant, la photo développée tombe sous le regard des membres de la famille et garde encore ce privilège d'être glissée dans un album photo qui retrace de manière plus ou moins consensuelle l'histoire de la famille.
■ C.B.